Takieddine et Safran fichent en cœur

Le 20 décembre 2011

Quel rapport entre le fichier des gens honnêtes de Claude Guéant, le fichage biométrique des Libyens et le sulfureux intermédiaire Ziad Takieddine? Réponse le groupe Safran (ex-Sagem), leader mondial des empreintes digitales.

Dans le secteur des technologies de sécurité,Ziad Takieddine, l’intermédiaire sulfureux impliqué dans plusieurs affaires politico-financières, ne s’est pas contenté d’aider la société française Amesys à vendre à la Libye un système de “surveillance massive” de l’Internet. Il s’est également activé à vendre à Kadhafi un “système d’identification des citoyens libyens” (passeport et carte d’identité), au nom d’une autre entreprise française, Safran (autrefois nommée Sagem).

Selon plusieurs notes remises à la justice et provenant de l’ordinateur de Takieddine, celui-ci s’est illustré en défendant mordicus Safran auprès d’un certain Claude Guéant. Celui-là même qui, aujourd’hui, veut imposer la création d’un fichier de 45 à 60 millions de “gens honnêtes” afin de lutter contre l’usurpation d’identité, mais aussi et surtout d’aider Safran à conquérir de nouveaux marchés (voir Fichons bien, fichons français !). Morpho, la filiale de Safran chargée des papiers d’identité biométriques, qui se présente comme le “n°1 mondial de l’empreinte digitale“, est en effet l’entreprise pressentie pour le déploiement de ce fichier des “gens honnêtes“.

Ces divers documents, qu’OWNI s’est procurés, montrent qu’en juillet 2005, Ziad Takieddine déplorait la tournure que prenait le projet INES de carte d’”Identité Nationale Electronique Sécurisée” annoncé par Dominique de Villepin quelques mois plus tôt, mais qui commençait à s’enliser :

C’est un programme majeur, le plus important jamais conçu dans l’identification des citoyens en France. C’est un « enfant » de Sarkozy lors de son premier passage à l’Intérieur (2002 à mars 2004), mais qui n’a guère progressé depuis son départ, alors que les attentats de Londres viennent de succéder à ceux de Madrid (11 mars 2004).

Depuis le printemps, se déroule sur la place publique un débat stérile sur INES où une certaine France des contestataires habituels dit n’importe quoi et où la CNIL est dans son rôle habituel d’inhibiteur des systèmes d’information cruciaux 1/ pour la lutte contre le terrorisme et contre la criminalité en général (fraude identitaire), 2/ pour réaliser l’administration électronique et les gains de productivité qui en découlent.

Ziad Takieddine n’avait pas, à l’époque, rendu publique cette dénonciation en règle de ceux qui pointaient alors du doigt les problèmes d’atteintes à la vie privée, et aux libertés, que soulevait ce “programme majeur, le plus important jamais conçu dans l’identification des citoyens en France“.

C’est d’autant plus dommage qu’il nomma le fichier où il prit ainsi la défense de ce fichage en règle de l’ensemble des Français d’un sobre “FICHEZ.doc” (les majuscules sont de lui), comme s’il ne s’agissait pas tant de lutter “contre le terrorisme et la criminalité“, ni de promouvoir “l’administration électronique“, mais bel et bien de “ficher” les Français…

Soulignant que “le ministère de l’Intérieur (…) n’a tout simplement pas la capacité propre de mettre au point et de bien gérer un programme de l’ampleur d’INES, aboutissant à la production d’environ 50 millions de cartes d’identité et de séjour et de 20-30 millions de passeports“, Ziad Takieddine plaidait par ailleurs, dans ce même document, pour “confier la maître (sic) d’œuvre du programme INES à Sagem pour en accélérer la réalisation” :

En confiant la maîtrise d’œuvre du programme INES à Sagem, le ministre de l’Intérieur gagnerait en accélérant son action et en simplifiant ses relations avec les industriels.

En l’espèce, “les industriels” n’étaient pas tous traités à la même enseigne : Takieddine tint en effet à préciser que “les systèmes de personnalisation que Thales avait vendus dans les années 1980-90 (dont celui de l’actuelle carte nationale d’identité) sont techniquement obsolètes“, alors que “parmi les industriels français, Sagem est l’acteur de loin le plus important dans l’identification des citoyens – ayant surtout travaillé au grand export – , le plus qualifié pour la maîtrise d’œuvre et le seul pour la biométrie“.

 

« L’Alliance »

Les poids lourds du secteur avaient pourtant, quelques mois auparavant, signé une paix des braves, afin de se répartir le marché. Le 31 mars 2005, la lettre d’information Intelligence Online révélait en effet que, le 28 janvier précédent, Jean-Pierre Philippe, directeur de la stratégie de EADS Defence and Security Systems, Pierre Maciejowski, directeur général de Thales Security Systems, et Bernard Didier, directeur Business Development de Sagem, avaient signé dans la plus grande discrétion un “mémorandum of understanding” (MOU) les engageant à présenter une offre commune pour bâtir “un grand système d’identité européen” :

Leur objectif est d’obtenir, d’abord auprès du ministère français de l’intérieur, puis dans d’autres pays, une délégation de service public pour mettre en oeuvre – et éventuellement financer – les futures architectures nationales d’identification. La création de ce consortium soulève toutefois quelques vives réactions, notamment parmi les grandes sociétés de services informatiques telles que Atos, Cap Gemini, Accenture, IBM Global Services qui ne veulent pas être exclues d’un marché qui, en France seulement, tourne autour d’un milliard d’euros.

Takieddine ne fut pas particulièrement bien entendu par son ami Claude Guéant, comme le révèle cet autre document, daté de septembre 2005, où il déplore que l’appel d’offres concernant le passeport biométrique, lancé par Bernard Fitoussi, directeur du programme Ines, ait été “dirigé vers THALES en excluant SAGEM“. Evoquant des “discussions avec CG” (Claude Guéant), Takieddine écrivait que SAGEM avait alors décidé de :

Ne pas revoir sa position vis à vis de THALES dans cette consultation parce que cela affaiblirait la position de « l’Alliance » et ne peut conduire qu’à la polémique avec le partenaire, ce qui ne serait pas rassurant pour le Ministère qui souhaite que l’opération se fasse rapidement.

Evoquant le projet INES, Ziad Takieddine estimait alors que “la solution immédiate à apporter sera un partenariat (la co-traitance) entre SAGEM – THALES – l’Imprimerie Nationale, garantissant des prix compétitifs” :

Il faut parvenir à un accord, si ce message est transmis à THALES : c’est gagné.

 

Takieddine soulignait également qu’”il est à craindre que la France prenne une position en recul par rapport aux projets anglais ou espagnol“. De fait, la Grande-Bretagne, dont le Vice-premier ministre (libéral, et de droite) a depuis été élu pour enterrer la société de surveillance, a décidé, en février dernier, d’abandonner purement et simplement son projet de carte d’identité, de détruire, physiquement, les disques durs comportant les identifiants de ceux qui avaient postulé pour en être dotés, et de demander à son ministre de l’immigration d’en publier les preuves sur Flickr, et YouTube :

Après avoir perdu contre Thalès, Sagem se fera ensuite souffler le marché par un troisième concurrent, Oberthur. Mais l’Imprimerie nationale intenta un recours (.pdf), arguant du fait qu’elle seule détient le monopole de la fabrication de titres d’identité. En janvier 2006, l’Imprimerie nationale n’a pas encore emporté le marché, mais Takieddine, dans un troisième document, tente une nouvelle fois de placer son client, évoquant cette fois le risque d’”un conflit social très difficile à gérer, surtout au niveau politique par N. Sarkozy si le ministère persévérait dans son alliance avec Oberthur” :

SOLUTION : le marché est notifié sans appel d’offres (grâce au monopole de l’Imprimerie Nationale) qui s’engage à s’associer au meilleurs des industriels français (SAGEM en premier chef, mais également THALES et OBERTHUR).

Non content de chercher à influencer Claude Guéant, Takieddine se paie également le luxe de proposer de virer le président de l’Imprimerie nationale, et de le remplacer par un certain Braconnier :

Pour s’assurer de la mise en œuvre rapide et efficace de cette solution, il était impératif que le Président actuel de l’Imprimerie Nationale (Loïc de la Cochetière, totalement décrédibilisé par sa gestion de l’affaire), soit révoqué ad-nutum et remplacé par un homme de confiance du Ministère.

Un candidat, crédible et motivé est M. Thierry Braconnier (Groupe Industriel Marcel Dassault) : 12 ans au sein du Groupe Dassault, administrateur de la société nationale de sécurité de l’information Keynectis, qu’il a contribué à créer avec le soutien de l’ensemble du gouvernement (Gilles Grapinet, alors à Matignon et aujourd’hui Directeur de Cabinet de M. Thierry Breton a été l’un des principaux parrains administratifs de la création de Keynectis). Possède un réseau relationnels avec les industriels parmi lesquels SAGEM / THALES / OBERTHUR.

Encore raté : Loïc Lenoir de La Cochetière dirigea l’Imprimerie nationale jusqu’en 2009.

 

Au même moment, Ziad Takieddine travaillait également, pour le compte de Sagem et auprès de la Libye de Kadhafi, sur plusieurs contrats visant à moderniser les Mirage F1 et Sukhoi de l’armée libyenne, à sécuriser les frontières libyennes, mais également à un “programme d’identification des citoyens libyens” (passeport et carte d’identité), comme l’atteste cet autre document :

Sagem Consulting Agreement – Program

 

Contactée, Safran n’a pas été en mesure de nous dire si ces contrats avaient finalement abouti, ou pas.


Photos via Flickr par Dave Bleadsdale [cc-by] et Vince Alongi [cc-by].

Image de Une à télécharger par Marion Boucharlat et Ophelia Noor pour Owni /-)

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Lobbying pour ficher les bons français
Vers un fichage généralisé des gens honnêtes
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