Les boules

Le 15 février 2011

Face aux promesses de "plus jamais ça", proférées à la tête de l'Etat en réponse aux récidives, une magistrate pousse un coup de gueule, dénonçant une appropriation éhontée et insupportable de la douleur des victimes.

Appelons le Kevin1 .

Je le connais depuis que j’ai pris mes fonctions de juge des enfants il y a un peu plus de quatre ans. Il aura 18 ans en 2011. La première fois que je l’ai condamné, c’était en qualité de présidente du tribunal pour enfants statuant en matière criminelle, pour sa participation à un viol en réunion. Il avait moins de 13 ans lors de ces faits et j’ai ordonné sa mise sous protection judiciaire jusqu’à sa majorité.

J’ai découvert un gamin, pas très futé mais pas idiot, qui a grandi entre deux parents toxico qui ont d’après ce que je sais tous deux connu la prison. Il avait été placé très jeune mais l’opposition massive de la famille et la relative amélioration de la situation des parents avaient conduit le juge des enfants à mettre un terme au placement. Il était, à 14 ans, déscolarisé de fait après une exclusion de plusieurs collèges.

Je l’ai revu quelques mois plus tard, quand il a essayé avec d’autres gamins du quartier une recette de cocktail molotov sur un parking. Pas de dégât, pas de blessé. Je l’ai mis en examen quand il a été déféré, je l’ai confié à un établissement de la Protection Judiciaire de la Jeunesse dont il a très vite fugué. Le temps de le juger devant le tribunal pour enfants quelques mois plus tard, il avait commis de nouveaux délits, des vols en réunion si je me souviens bien. Le tribunal pour enfants l’a condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis mise à l’épreuve. Qui a été partiellement puis totalement révoquée quand il a fugué du Centre Educatif Fermé où les éducateurs avaient fini par trouver une place puis quand il a commis d’autres délits.

Le tribunal pour enfants a prononcé des peines fermes, des peines avec sursis mise à l’épreuve. Il a été incarcéré plusieurs fois. On a tenté des aménagements de peine. La dernière incarcération, durant laquelle il a purgé plusieurs peines, a duré plus de dix mois.

Pas encore 18 ans, déjà 15 condamnations

Avant même sa majorité, il a une quinzaine de condamnations à son casier judiciaire. La prison a fini de l’endurcir et j’ai vu disparaître au fil des condamnations ce qui lui restait d’enfance. Cela fait des années qu’il est suivi (et de près) par la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Les éducateurs se sont relayés pour tenter de nouvelles approches. A son palmarès, des infractions contre les biens, des outrages, des violences au sein des différents établissements où il a été placé. Hormis la première condamnation, pour des faits criminels pour lesquels nous n’avons jamais craint de récidive, ce qu’on appelle de la délinquance de voie publique.

Kevin, je n’en ai pas encore fini avec lui. Je suis à peu près certaine que je le condamnerai encore avant sa majorité, ne serait-ce que pour ces procédures qui datent d’avant sa dernière incarcération mais qui viennent seulement d’arriver sur le bureau du substitut des mineurs. Les policiers traitent les affaires au rythme qu’ils peuvent en fonction des urgences, les fonctionnaires du greffe enregistrent ensuite les procédures transmises comme ils le peuvent vu les piles qui s’accumulent.

En ce moment, ça va à peu près pour Kevin : pas de nouvelle garde à vue depuis sa sortie de détention, un début de projet professionnel grâce à l’acharnement de son éducateur, qui suit plus de vingt autres jeunes. Ca durera ce que ça durera, je me dis que toute période d’accalmie est bonne à prendre et lui permet de faire quelques pas en avant, même s’il doit ensuite reculer un peu.

Je n’ai pas de boule de cristal, mais…

Je n’ai pas de boule de cristal, mais je peux raisonnablement penser que Kevin commettra à nouveau des délits et sera jugé un jour, peut-être très vite après sa majorité, par le tribunal correctionnel pour de nouveaux faits de vols avec violence ou d’outrage; ceux qui, il faut bien le dire, sans présenter une gravité extrême, empoisonnent la vie des gens. Vu son casier, il sera condamné à une peine plancher, peut être avec une partie avec sursis mise à l’épreuve. Il rejoindra peut être la cohorte des “19000 personnes qui ont plus de 50 affaires” dont Bruno Beschizza, l’inénarrable ancien dirigeant de Synergie et nouveau conseiller régional UMP en Ile-de-France, nous rebat les oreilles à longueur de plateau télé.

Je n’ai pas de boule de cristal mais je peux raisonnablement penser que le risque que Kevin étrangle un jour une jeune femme ou commette un acte qui le fasse qualifier par le même Bruno Beschizza de “monstre prédateur” est, non pas nulle, peut-être même un peu plus élevée que le reste de la population, mais tout de même assez proche du néant. De même que Bafodé, Steven ou Muhammat, que je connais bien aussi. Ou leurs grands frères que j’ai condamnés en correctionnelle. Et si une part significative de ceux qui ont “plus de 50 affaires” se mettaient à tuer des jeunes filles, je pense que ça se verrait un peu.

Je n’ai pas de boule de cristal, mais je peux raisonnablement penser que Djamel, que je connais aussi bien que Kevin, passera un jour en Cour d’assises. Oh, rassurez-vous il est en prison. Il n’a pas seize ans. Il n’existe aucune structure qui le “supporte” plus de quelques mois. La prison non plus ne le supporte pas d’ailleurs. Il est dangereux pour lui et pour les autres, mais tous les experts m’écrivent qu’il ne relève pas d’une hospitalisation. Et bientôt il sortira de prison. Parfois ça m’empêche de dormir. Mais je n’ai aucune solution durable à ma disposition. Alors, quand je le condamne, je le condamne à des peines un peu plus lourdes que celles que je prononcerais pour d’autres. J’en ai un peu honte, mais je ne sais pas quoi faire d’autre.
Je n’ai pas de boule de cristal mais je me doute que, le jour où il commettra un acte encore plus grave, on viendra me demander pourquoi je ne l’en ai pas empêché. Je répondrai que je ne pouvais pas faire grand chose d’autre que tout ce que nous avons tenté depuis des années. On me dira sans doute que c’est quand même ma faute, parce que le Président avait dit “plus jamais ça”. Et s’il se suicide en prison, ce sera sans doute aussi de ma faute.

Quand on a rien à perdre, on réfléchit beaucoup moins

Je n’ai pas de boule de cristal mais je sais, depuis bientôt dix ans que je suis magistrat, qu’un vrai suivi social et judiciaire ça n’empêche pas la récidive mais ça en diminue la probabilité. Que quand on a un logement, un travail, une famille, on a quelque chose à perdre et ça peut aider à réfléchir avant de commettre un délit. Parce que quand on est incarcéré, on ne perd pas que la liberté pour un temps. Souvent on perd bien plus. Quand on a rien a perdre, on réfléchit beaucoup moins.

Je sais aussi que quand un conseiller d’insertion et de probation “suit” 135 condamnés, il ne suit rien du tout. Il gère comme il peut, il priorise, il tente de marquer à la culotte ceux qui ont commis les faits les plus graves, ceux qui sont en aménagement de peine.

Je ne fais pas d’angélisme. Des peines d’emprisonnement j’en prononce régulièrement au tribunal pour enfants, en correctionnelle et aux assises.

La douleur des victimes je la connais. J’en ai vu assez pour toute une vie, notamment quand j’étais juge d’instruction. J’ai assisté à des autopsies de victimes de meurtre, j’ai rencontré leurs parents, j’ai tendu des boîtes de kleenex à des victimes de viols.

Le Président de la République n’a pas de leçon à donner aux magistrats sur la douleur des victimes, celle que nous nous prenons en pleine figure. La douleur brute d’une mère à qui on annonce que le corps de sa fille a été retrouvé. Celle, mêlée d’incompréhension, d’enfants dont “Papa a tué Maman”. Celle, sourde, de parents auxquels on explique, pour qu’ils l’apprennent avec précaution, dans la quiétude du cabinet d’instruction plutôt qu’en recevant notification d’un rapport d’expertise ou à l’audience, combien de véhicules ont probablement roulé sur le corps de leur fils après son accident de moto. Celle, paralysante, d’une jeune fille de 17 ans traitée de pute par ceux qui l’ont violée.

L’insupportable “plus jamais ça”

Et pour moi ce qui est indécent c’est de s’approprier la douleur de ces victimes pour faire de la désinformation. Pour promettre l’intenable : “plus jamais ça”.

Je n’ai pas de boule de cristal, mais je sais que d’autres victimes seront tuées, violées, agressées. Et que ce sera d’abord la faute du meurtrier, du violeur, de l’agresseur. Pas de ceux qui n’avaient aucun moyen de prédire un passage à l’acte ou même parfois de l’empêcher. Ou alors c’est Elizabeth Teissier qu’il faut nommer Garde des Sceaux.

Ce qui est décent et responsable, c’est de dire la vérité. Non, le risque zéro n’existe pas. Dans n’importe quelle société humaine, il y a des crimes. Non, les magistrats, les policiers, les conseillers d’insertion et de probation ne considèrent pas la récidive comme une fatalité. Ils luttent chaque jour pour la prévenir, avec les moyens matériels et juridiques qu’on veut bien leur donner. Non, les magistrats ne sont ni irresponsables ni intouchables. Ils répondent de leurs fautes. Mais seulement de leurs fautes.

Je n’ai pas de boule de cristal.
Là, j’ai juste les boules.


Article initialement publié sur Journal d’un avocat

Illustrations CC WikiCommons; FlickR Beggs et Banspy

  1. les prénoms des mineurs sont modifiés []

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