Bienvenue dans la newsroom des géants du web

Le 7 juin 2010

Les géants de l'Internet sont devenus depuis dix ans des producteurs de contenus. Les journalistes embauchés pour ce faire produisent de la news low-cost.

Ton vaisseau-mère Gutenberg a fait naufrage ou divague déboussolé en attendant le coup de grâce final du grand orage digital ? Viens à moi pauvre petit journaliste perdu dans l’immensité du cyberspace comme un astronaute bientôt à court d’oxygène…

C’est ce que j’ai cru entendre ce week-end, lorsqu’au hasard de mes divagations sur le Web, je suis tombé sur plusieurs indices informationnels laissant à penser que les Titans de l’ère numérique seront bientôt les seuls employeurs à bien vouloir recruter et payer des journalistes pour pisser de la copie sur tous les écrans de notre vie. Mon rédac chef s’appelle Yahoo! ou AOL… ce n’est plus de la Science-Fiction. C’est déjà demain !

Yahoo! en pince pour les blogs du HuffPo

Voyez ce papier de TechCrunch, le site d’info biztech du toujours bien informé Michael Arrington. Le truc dit en substance que Yahoo! veut croquer tout rond le gentil Huffington Post dont je vous parlais dans mon précédent billet. Pour moi le HuffPo était censé montrer la voie à la vieille presse : marier le meilleur des blogs à de l’info sérieuse (avec un zeste de people et de sexe) pour proposer le tout gratuitement aux internautes avides de scoops et d’humeur… on avait enfin trouvé la recette miracle pour exploser les chiffres d’audience et obliger ces radins d’annonceurs à sortir enfin leur chéquier !

De fait ce site fondé il y a tout juste cinq ans cartonne aujourd’hui au point de talonner la version online du prestigieux “New-York Times” avec 13 millions de visiteurs uniques aux US et 22 millions au niveau mondial. Sa trajectoire semblait toute tracée : l’enthousiaste Henry Blodget de Business Insider voyant même le Huffington Post rivaliser un jour en toute indépendance avec CNN !

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Et Patatra voilà que TechCrunch assure que Yahoo ! et Ariana Huffington la taulière du HuffPo en sont à parler gros sous : le site d’info le plus “trendy” du moment serait valorisé entre 125…et 360 millions de dollars sur la base de son chiffre d’affaires qui double tous les ans (30 millions cette année, 60 millions prévus pour l’an prochain).

Bien plus en tout cas que ce que vaut un vieux journal papier comme “Le Monde”. Tout prestigieux soit-il, le grand quotidien du soir s’apprête à se vendre pour à peine 60 à 80 millions d’euros à l’étrange attelage constitué par le “mécène” Pierre Bergé, le banquier “rock’n roll” Mathieu Pigasse et le fondateur de Free “il à tout compris” Xavier Niel. A moins que ce soit à Claude “SFA” Perdriel, le patron du “Nouvel Obs”…mais c’est une autre histoire.

Agrégateur plus que producteur

Revenons à nos géants du Net en plein trip Citizen Kane. Yahoo!, qui en pince aujourd’hui pour les blogs du HuffPo, a une longue expérience en matière d’agrégation de contenus: le portail a toujours proposé à ses visiteurs de l’info (actualités générales, sports, entertainment…) grâce à des partenariats avec des agences de presse et des journaux. Et il n’en est pas à son coup d’essai en matière d’incursion journalistique : en 2003, Yahoo ! avait même envoyé quelques reporters “embedded” couvrir l’invasion de l’Irak, la chute de Saddam et la traque aux armes de destruction massive qui n’existaient pas.

Mais à l’époque la chute des icônes high-tech à Wall Street avait mis fin à l’expérience. Aujourd’hui, le groupe californien semble donc tenté de constituer autour de lui un petit empire de médias susceptible de lui fournir de l’info prête à consommer.

Mais il pourrait miser plus sur le journalisme participatif que sur les professionnels de la profession: Yahoo! a racheté pour 100 millions de dollars Associated Content, un agrégateur de news syndiquant des milliers contributeurs non professionnels qui écrivent des articles, prennent des photos, proposent des contenus vidéos…

Selon TechCrunch, le groupe de Carol Bartz est bel et bien décidé à satisfaire lui-même ses énormes besoins en contenus. Reste à savoir si Yahoo! France suivra demain sa maison-mère dans cette stratégie médiatique. Pour l’heure, cela ne semble pas à l’ordre du jour.

AOL construit son usine à produire de l’info

Yahoo! n’est pas la seule firme Internet à vouloir devenir auto-suffisante en infos. Fraîchement divorcé du géant américain des médias Time Warner, le concurrent AOL a carrément entrepris d’embaucher une armée de journalistes dans le cadre de son programme Seed : 500 rédacteurs salariés travaillent d’ores et déjà pour la compagnie dirigée par Tim Amstrong (sur la photo, il est en cravate:  regardez comme il est content).

AOL employerait par ailleurs près de 3500 journalistes à la pige. Pas besoin d’aller chercher loin pour recruter : aux Etats-Unis, 10.000 journalistes se sont retrouvés au chômage entre 2007 et 2009… AOL alignerait donc au total 4000 plumitifs, soit le nombre de salariés actuellement employés par le “New-York Times” et le “Herald tribune” réunis. Tout ce joli monde écrit de la news à la chaine pour alimenter les 80 sites thématiques (actualité, finance, automobile, loisirs, famille, culture etc…) agrégés par AOL pour 30 à 300 dollars le feuillet en fonction du statut (petite main ou grande signature). Avec un seul mot d’ordre : “satisfaire la curiosité des internautes”. Mais AOL France, qui a licencié la plupart de ses salariés et ressemble de plus en plus à un agrégateur fantôme, n’a aucun projet en ce sens chez nous.

Tim Amstrong définit Seed comme une “content powerhouse”, autrement dit une “usine à contenus”. Ça a le mérite d’être clair. Et la firme internet basée à Dulles près de Washington fait elle aussi son marché. AOL a récemment racheté le site de news “hyperlocales” Patch pour 50 millions de dollars. L’info de proximité et les petites annonces qui vont avec sont furieusement tendance ces temps-ci. Et puis aussi StudioNow qui produit des contenus vidéo…

Google engrange : pourquoi s’emmerder avec des journalistes ?

En revanche, Google, qui a plutôt mauvaise presse en ce moment dans la profession, n’envisage toujours pas, à ce jour, de devenir un producteur de news. Un cadre dirigeant de la filiale française me l’a encore redit l’autre jour.

“Pourquoi s’emmerder avec des journalistes fort en gueule ou geignards quand on se fait des “golden balls” sans bouger le petit doigt ?”.

Bon c’est sûr c’était plutôt formulé comme ça :

“Notre mission, c’est d’organiser le monde de l’information pour les internautes et non de produire de l’information”.

Mais l’idée était là. Au tournant des années 2000, la plupart des journaux ont naïvement abandonné leurs contenus à Google News en pensant bâtir un business-modèle internet viable à partir de l’audience que leur apportait le “gentil” géant de l’internet.

On connaît la suite de l’histoire : l’idée que l’info était gratuite sur le web s’est installée dans l’esprit des internautes et la presse n’a jamais vu la couleur du grisbi qu’elle attendait de la publicité en ligne. La pub ? Elle a fait la fortune de Google qui a engrangé l’an dernier près de 25 milliards de dollars de chiffre d’affaires : le géant de Mountain View truste aujourd’hui 90 % du marché des liens sponsorisés, quand les bannières des sites de journaux sont achetées par les annonceurs à un coût pour mille d’usurier.

... mais pour combien de temps?

Et Rupert Murdoch a beau traiter Google de “vampire” et menacer de lui interdire de référencer ses journaux (entre autres le “Wall Street Journal” et le “Times” de Londres) pour aller dealer avec Microsoft et son moteur Bing…il ne l’a toujours pas fait six mois après ses déclarations va-t-en guerre.

Alors pourquoi changer une formule gagnante : je pompe ton info gratos, je fais mon beurre dessus tout en faisant mine de t’offrir des “solutions” pour monétiser tes contenus. Début avril, le boss de Google Eric Schmidt se disait encore “confiant” sur la manière dont les journaux allaient “se sauver par eux-mêmes” en utilisant les fantastiques possibilités du web. Sacré farceur ! Il faut voir comment la culture internet a du mal à pénétrer les vieilles rédactions papier et le peu d’enthousiasme des lecteurs à payer pour lire des articles auxquels ils avaient jusque-là accès gratuitement…Et ce n’est pas l’iPad d’Apple qui devrait changer la donne d’un coup de sainte tablette magique.

Gaffe la source des news fraîches se tarit

Mais contrairement à Google, d’autres grands dévoreurs de “contenus” gratuits comme Yahoo!, AOL et quelques autres (Microsoft bientôt ? Après tout le géant du logiciel a bien lancé Slate.com dans les années 90 avant de le revendre en 2004) ont bien compris qu’à force de saper l’économie sub-claquante des journaux de l’ère Gutenberg, ils risquaient bien de tarir la source où ils viennent siphonner de la “news” fraîche ! Car au train où vont les choses, il n’y aura bientôt (dans 3 ans ? 5 ans ?) plus de grands quotidiens ni de bons journalistes en état de produire de l’actualité “à l’ancienne”. Or le consommateur, tout comme la nature, a horreur des rayonnages vides, surtout dans l’univers informationnel en perpétuelle expansion du cyberspace…

Les géants de l’Internet se mettant à produire de l’info pour leur propre compte, on en parlait déjà il y a dix ans. Mais quand la bulle a éclaté, la plupart des stars du Web ont enterré l’idée de faire du journalisme maison au fond d’un serveur et on n’en a plus parlé. Aujourd’hui elle revient en force vu l’état de décomposition avancé dans lequel se retrouve la vieille presse. Histoire centenaire ou non, des centaines de journaux à travers le monde ont du stopper leurs antiques rotatives ces deux ou trois dernières années, envoyant pointer au chômage des milliers de journalistes… ceux là même qui rêvent aujourd’hui de se faire embaucher par Yahoo! ou AOL !

Pour eux tout n’est pas perdu si la réponse est négative. Car voilà que nos amis communicants se mettent eux aussi en tête d’ “embedder” des journalistes. Prenez ce récent papier de “The Independent” qui révélait la récente embauche de l’ancien patron de BBC News Richard Sambrook par le cabinet de relations publiques américain Edelman…Le titre de la nouvelle recrue est très parlant : “Chief content officer”. Sa mission : produire des messages Canada Dry qui puissent passer aux yeux du public pour de la bonne information millésimée !

“Le nouveau mantra c’est que chaque entreprise doit devenir un media de son propre chef, raconter ses propres histoires non plus à travers de simples sites Internet, mais via des contenus vidéos, du divertissement, sur l’iPad et les téléphones mobiles”,

expliquait récemment ce cher Mister Sambrook avec l’enthousiasme des nouveaux convertis ! C’est ce qui s’appelle passer du côté obscur de la force… Et vous chers confrères, seriez-vous prêts à vous servir de ce que vous avez appris dans la grande presse, à renier tout ce à quoi vous avez cru pendant des années (Tintin, Albert Londres, Hunter Thompson…), à enterrer vos rêves de gosse en treillis de grand reporter pour aller vous vendre à la première agence de pub venue ?

Conseil d’ami aux confrères

Well, et bien à choisir, si je pointais au chômage (évitons, il fait vraiment froid dehors même si c’est bientôt l’été), je préférerais peut-être aller bosser pour Yahoo ! et AOL… Après tout les journaux sont déjà devenus “des entreprises comme les autres” (argh c’est un fait).

Alors quitte à bosser pour une entreprise, autant choisir un secteur d’avenir : l’Internet of course. C’est là qu’on recrutera demain ceux qui ne savent rien faire d’autre que raconter l’histoire au jour le jour. Et tant pis si l’on y perd au passage ses sept semaines de vacances, ses RTT, sa carte de presse, la réduction d’impôts et l’entrée libre dans les musées qui vont avec…Quand à se faire des “golden balls”, il ne faut pas trop en demander quand même.

La bulle Internet c’était il y a dix ans déjà. Les salaires de misère actuellement pratiqués dans les rédactions Web sembleront donc tout à fait indiqués à vos futurs employeurs. Alors conseil d’ami : si vous êtes journaliste en poste dans un “vrai” journal, estimez vous heureux d’avoir encore un boulot par les temps qui courent et essayez de le garder le plus longtemps possible avant d’aller toquer à la porte de nos amis Yahoo ! et AOL. Sans parler de celle des communiquants.

Illustrations CC Flickr > Thomas Hawk, RogueSun Media , Somewhat Frank, sonicbloom

Article initialement publié sur Sur Mon Écran Radar

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