OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Horizon 2020: prévisions pour la prochaine décennie http://owni.fr/2011/04/08/horizon-2020-previsions-pour-la-prochaine-decennie/ http://owni.fr/2011/04/08/horizon-2020-previsions-pour-la-prochaine-decennie/#comments Fri, 08 Apr 2011 10:00:47 +0000 paristechreview http://owni.fr/?p=55624 Que pouvons-nous attendre de bon de 2020 ? Des vols commerciaux dans l’espace, prédit Esther Dyson, femme d’affaires et auteur spécialiste de la technologie. Des percées significatives dans la lutte contre le cancer, répond Michael S. Tomczyk, directeur exécutif au Centre Mack pour l’innovation technologique de Wharton. Une troisième révolution industrielle basée sur les énergies propres, affirme l’économiste et futurologue Jeremy Rifkin.

Mais ne faites pas tout de suite vos bagages pour la Lune. Historiquement, les prédictions se révèlent bien souvent trop optimistes, trop conservatrices ou tout simplement à côté de la plaque. “Ne faites jamais de prédictions”, recommandait le producteur américain Sam Goldwyn, “en particulier sur l’avenir”. Si on considère les performances des prévisionnistes, y compris les mieux informés, le conseil est judicieux.

Et pourtant, le monde change indubitablement, et souvent beaucoup plus radicalement et rapidement que n’importe qui l’aurait imaginé. La politique a toujours ses mystères – presque personne n’avait prédit la chute de l’URSS ou la montée en puissance de la Chine. Certains éléments suggèrent que le Département d’État américain n’avait même pas de plan d’urgence sur la manière de gérer une révolution en Égypte.

Même le monde de la technologie, supposé plus rationnel, s’est montré riche de surprises. Dans les années 1980, rappelle Andrew Odlyzko, mathématicien à l’Université du Minnesota et historien de la technologie, l’influent cabinet de conseil McKinsey & Company avait prédit que le marché américain des téléphones portables atteindrait 800 000 exemplaires en 2000 – une estimation 100 millions en dessous du nombre réel.

A tort ou a raison, voici ce que Esther Dyson, Michael Tomczyk et Jeremy Rifkin nous prédisent pour 2020 – et pourquoi.

Levez les yeux vers le ciel

Interrogée sur sa prédiction la plus folle pour 2020, Esther Dyson a décrit des voyages commerciaux dans l’espace et l’exploitation de ce dernier à des fins commerciales.

D’ici à 2020, un marché commercial dynamique se sera mis en place pour le voyage vers la Lune, vers des astéroïdes et vers des structures en orbites construites par des humains. Les entreprises s’y lanceront dans l’exploration minière des astéroïdes, la production de médicaments délivrés sur ordonnance, la captation de l’énergie solaire et autres activités lucratives, en utilisant pour ce faire la biologie de synthèse aussi bien que des outils de production traditionnels. Et, bien sûr, certaines personnes s’envoleront pour le fun – moi la première, j’espère !

...

Michael Tomczyk, de Wharton, pense également que les voyages dans l’espace arriveront plus vite que les gens ne l’imaginent. “Ayant moi-même été pionnier sur certaines technologies… Je peux témoigner qu’il ne faut pas grand-chose pour lancer une révolution technologique”, affirme Tomczyk, qui dirigeait il y a trente ans l’équipe qui développa et mis sur le marché le premier PC, le Commodore VIC-20, vendu à un million d’unités.

Selon lui, ces vols civils vers l’espace pourraient aussi mener à d’autres innovations : “Personne ne sait quels miracles technologiques apparaîtront au passage, ou comment les découvertes que nous faisons changerons nos vies et les rendront meilleures, mais je suis certain qu’elles seront fondamentales”.

Dans dix ans, des traitements contre le cancer bien plus performants auront aussi été développés, prédit Tomczyk.

Je pense que pour beaucoup de cancers, les possibilités de traitement et de guérison augmenteront considérablement d’ici à 2020, grâce aux nouvelles thérapies qui sont en train d’être développées, qui incluent des vaccins sur mesure contre le cancer, l’utilisation de nanoparticules et de nanomédicaments pour détruire les tumeurs, des tests de diagnostics génétiques et l’identification d’éléments cancérigènes que nous devons éviter »

Une troisième révolution industrielle

Jeremy Rifkin, maître de conférence à Wharton et conseiller de plusieurs gouvernements européens, entrevoit deux voies possibles pour le futur: une catastrophe mondiale provoquée par le réchauffement climatique et la pénurie d’énergies fossiles, ou une troisième révolution industrielle, cette fois-ci s’appuyant sur des énergies renouvelables produites, non pas à la manière du XIXème siècle dans des sites centralisés mais de manière distribuée.

Pour Rifkin, président de la Fondation sur les tendances économiques à Bethesda, dans le Maryland, l’histoire est en grande partie déterminée par la forme d’énergie utilisée par la société. “L’énergie est toujours critique”, dit-il. “C’est la base sur laquelle se crée une économie. Les flux d’énergie sont toujours déterminants, toujours”.

Rifkin place en 1979 le début de l’ère dans laquelle s’inscrit notre futur immédiat, lorsque les réserves de pétrole par tête ont atteint leur maximum. Davantage de pétrole a été trouvé depuis, explique-t-il, mais l’augmentation des naissances a réduit l’importance de ces gains.

De là découle ce qui est arrivé à l’été 2008, lorsque les prix records du pétrole ont provoqué des émeutes de la faim dans 22 pays. “Notre civilisation entière tourne autour du pétrole”, affirme Rifkin. Quand les prix ont atteint 147 dollars le baril, les limites de la mondialisation sont apparues clairement pour la première fois.

Selon lui, c’est ce choc sur le prix du pétrole qui constitua le vrai séisme économique. La crise financière de l’automne 2088 en était juste une réplique, affirme-t-il.

A partir de maintenant, dit-il, chaque fois que l’économie repartira et aura besoin d’énergie, les ressources limitées en pétrole mettront un frein à la croissance. “Le même scenario se reproduira”, dit-il. “La production mondiale mettra une pression trop forte sur les approvisionnements”.

“La prochaine fois que le pétrole montera, ce sera la panique car ils vont réaliser que nous sommes en fin de partie”, prédit Rifkin, convaincu qu’une demande en hausse et une offre en baisse vont conduire au choc.

Je ne vois aucune issue à ça. Ce sont deux tendances irréconciliables.

L’échec retentissant des discussions sur le climat du sommet de Copenhague en 2009 fut aussi une étape déterminante. “C’était probablement le plus gros défi que nous devions relever dans les 175 000 années que nous avons passé sur cette planète – et nous sommes tranquillement rentrés chez nous”, dit Rifkin.

...

Selon Rifkin, l’espèce humaine a cependant une chance de s’en sortir : les énergies renouvelables distribuées.

Dans le passé, les énergies renouvelables n’ont pas pris leur envol en partie à cause d’une difficulté d’ordre conceptuelle : comment pourrait-on générer suffisamment d’énergie nouvelle pour se substituer aux centrales électriques traditionnelles ? Mais dans le futur à énergie distribué de Rifkin, la vieille “usine” à énergie est remplacée par un réseau électrique décentralisé, jouant le même rôle qu’Internet pour la communication. Adieu la radio, bonjour l’iPod.

L’idée clé : chaque parcelle de cette planète reçoit virtuellement une forme ou une autre d’énergie renouvelable, solaire ou éolienne par exemple, explique-t-il. Pourquoi alors collecter cette énergie seulement en quelques endroits ? La nouveauté consisterait à utiliser des compteurs à double sens, qui permettent de produire l’énergie de manière hyper locale et de la distribuer également localement, peut-être même à l’intérieur de l’immeuble ou du quartier. A l’arrivée, de grandes quantités d’électricité peuvent ainsi être produites, de la même manière que l’informatique décentralisé a permis de disposer de la puissance de calcul de milliers d’ordinateurs.

Un regard en arrière

Certaines de ces prédictions se révèleront-elles exactes?

Certes, ces trois experts ont vu juste en plusieurs occasions par le passé – Dyson a compris le potentiel d’Internet bien avant beaucoup de gens ; Tomczyk, outre le développement du premier PC grand public, a collaboré au déploiement des premiers distributeurs automatiques de billets, et Rifkin a anticipé le débat autour des manipulations génétiques dès les années 1970, une anticipation judicieuse parmi d’autres dans sa longue carrière de prévisionniste. Mais comme on dit dans les hautes sphères de la finance, la performance passée n’est pas une garantie des résultats futurs.

Globalement, le futur s’avère étonnamment difficile à prévoir, même pour les futurologues les plus avertis. Michael Tomczyk fait en particulier remarquer que beaucoup de choses dont nous aurions pensé bénéficier aujourd’hui, comme les thérapies géniques, mettent beaucoup plus de temps à se réaliser que nous ne l’anticipions.

Odlyzko affirme, lui, que certains schémas se répètent– nous visons en général trop haut, même si nous sommes parfois dépassés par la réalité. “Nous constatons qu’en moyenne, la tendance a été à trop d’optimisme, en particulier de la part des investisseurs ou des promoteurs commerciaux d’une technologie, mais il y a aussi eu des cas où les prévisions ont été dépassées”, explique-t-il, citant le chiffre beaucoup trop bas donné par McKinsey pour les téléphones mobiles en 2000. Même les fabricants de portables n’étaient pas particulièrement optimistes sur ces derniers: Nokia avait prévu un taux de pénétration des mobiles de 30 % à cette échéance, rappelle Odlyzko.

Les gens comprennent souvent mal l’impact réel d’une invention, explique-t-il. Dans l’Angleterre du XIXème siècle par exemple, ceux qui développèrent les chemins de fer imaginaient avant tout le rail comme un moyen de transporter des marchandises, pas des hommes. L’enthousiasme que suscitèrent les trains de passagers les surprit. “Même les personnes qui ont de forts intérêts financiers en jeu ne réalisent souvent pas le potentiel de ce sur quoi ils travaillent”, dit Odlyzko.

Autre cas d’école : Ken Olsen, fondateur de Digital Equipment Corporation, l’un des plus gros fabricants informatiques dans les années 1970 et 1980, a complètement raté la marche des PC. “Il ne voyait pas pourquoi quelqu’un voudrait d’un ordinateur à la maison”, dit Odlyzko.

Souvent, des conséquences imprévues surviennent aussi. Ces dernières années, beaucoup ont bien perçu le déclin du courrier traditionnel, mais peu ont vu venir les besoins plus importants en livraison de colis que créerait le commerce en ligne.

Dans l’Angleterre du XIXème siècle, le chemin de fer signa assez rapidement la mort des diligences ; ceci a fait craindre une chute de la demande pour les chevaux, ce qui aurait constitué un danger pour la sécurité nationale. En réalité, quand le chemin de fer s’est développé, la demande en chevaux a augmenté. Davantage de biens devaient être transportés au niveau des gares. Ces animaux se révélèrent aussi fort utiles pour déplacer les wagons au niveau des aires d’aiguillages.

Les bateaux à voile devinrent aussi plus demandés lorsqu’eut lieu l’essor de la vapeur – et durèrent encore 50 ans après que les premiers rails soient posés. Les remorqueurs à vapeur les aidaient à éviter le danger des manœuvres d’entrée et de sortie du port. Selon Odlyzko,

les bateaux à vapeur ne pouvaient pas traverser l’Atlantique de manière financièrement compétitive mais ils pouvaient remorquer les bateaux à voile sur une vingtaine de kilomètres le long d’un fleuve, contre le vent.

Finalement, mieux vaut peut-être ne pas savoir de quoi on parle. Ironiquement, certains des meilleurs prévisionnistes existant pourraient bien être les moins qualifiés sur le plan technique. “Je crois que la science-fiction est une prescriptrice trop vite négligée d’innovations de rupture, radicales”, pense Tomczyk. Effectivement, le site Technovelgy.com liste des milliers d’inventions imaginées en premier lieu par des auteurs de science-fiction. Beaucoup de ces inventions sont aujourd’hui techniquement réalisables– des publicités personnalisées de Minority Report aux téléphones portables capables d’embrasser.

Retour sur cet article en 2020, lorsque les touristes enverront – ou pas – des baisers à leurs enfants depuis leur chambre d’hôtel, sur la Lune.


Article initialement paru sur Paris Tech Review

Illustrations CC FlickR: x-ray delta one, vonguard, ninja gecko

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Pourquoi avons-nous besoin de prédictions? http://owni.fr/2011/03/17/pourquoi-avons-nous-besoin-de-predictions/ http://owni.fr/2011/03/17/pourquoi-avons-nous-besoin-de-predictions/#comments Thu, 17 Mar 2011 07:30:18 +0000 Hubert Guillaud http://owni.fr/?p=50869 C’est la question que posait récemment le New York Times [en] dans un passionnant débat en ligne, qui revenait, 80 ans après avoir invité huit innovateurs des années 1930 à prédire la vie en l’an 2000, sur la question de notre avenir. Qu’est-ce qui nous pousse à prévoir l’avenir ?

Pour l’écrivain Simon Winchester (site) [en] :

Les prévisions à long terme semblent un peu comme des capsules temporelles : plus conçues pour divertir les enfants rétrospectivement que pour être prises au sérieux lorsqu’elles sont prononcées.”
Bien sûr, la vérité incarnée dans cet axiome varie directement en fonction de l’échelle de temps de la prévision. Les prévisions à court terme peuvent être prises au sérieux, mais elles sont assez ternes.

Il neigera certainement demain. Les prévisions à long terme, elles, procurent bien plus de plaisir. Dire qu’il y aura un jour des champs de blé cultivés sur Mars ou que toutes nos informations numériques seront cousues dans nos chandails est tout de suite plus divertissant. “Lorsque l’on combine le rêve optimiste et utopique avec un blabla technologique plausible, alors vous vous approchez de l’absurdité la plus follement divertissante”, s’amuse l’écrivain.

Nous avons besoin d’illusions

Pour l’essayiste Edward Tenner (site) [en], qui prépare un ouvrage sur les “conséquences inattendues” : “Notre capacité à concevoir de nouveaux objets s’accélère peut-être, mais nos compétences à prendre en compte les risques qu’ils induisent à long terme ne suit pas le rythme”, et ce même pour des objets qui semblent aussi triviaux désormais qu’une prothèse de la hanche.

À long terme, les changements environnementaux et sociaux peuvent être encore plus difficiles à prévoir. Les trois modèles du futur semblent tout aussi plausibles, estime l’essayiste, que ce soit l’extrapolation (ce qui se poursuit indéfiniment), la saturation (ce qui va se stabiliser) ou l’oscillation (ce qui va se renverser).

Jusqu’au milieu du XXe siècle, les climatologues ont plutôt adopté un modèle de stabilisation du changement climatique, malgré les premiers chiffres qui montraient le danger du réchauffement planétaire, estime Edward Tenner. L’erreur prévisionnelle a également retardé le décollage de l’énergie nucléaire comme alternative aux carburants fossiles.

Même avant l’accident de Three Mile Island, en 1979, l’industrie nucléaire américaine était stoppée en partie parce qu’on prévoyait une baisse de la demande qui s’est avérée temporaire. Et les prédictions de dirigeants du secteur nucléaire affirmant que cette technologie pourrait aider à réduire les gaz à effets de serre ont été largement ignorées (sans qu’on mesure non plus très bien toutes les conséquences à long terme de développer l’énergie nucléaire, précise Tenner).

1956 Our friend the atom

Pour autant, les conséquences de mauvais pronostics ne sont pas toutes désastreuses. L’excès d’optimisme dans l’économie à la fin des années 1920, alors que la crise se profilait, a permis la construction de chefs-d’oeuvre architecturaux américains (comme le Chrysler Building, l’Empire State ou le Waldorf-Astoria), ce qui n’aurait certainement pas été possible si leurs promoteurs avaient eu connaissance de la crise de 1929.

À l’inverse, si les technocrates de Xerox n’avaient pas été aussi pessimistes quant aux perspectives de marché des premiers photocopieurs, la mise sur le marché n’aurait pas été retardée pendant des années. “Comme quoi, les sociétés, comme les individus, ont parfois besoin d’illusions”. En tout cas, c’est depuis celles-ci que nous construisons notre avenir.

Je vous l’avais bien dit

Pour Stacy Schiff (site) [en], l’auteur de La grande improvisation : Franklin, la France et la naissance de l’Amérique, “il est étrange de constater comment les événements prennent un sens tout à fait logique avec le recul – et la frustration que ce constat engendre depuis des temps immémoriaux”.

Le monde antique souscrivait profondément aux augures et aux présages, rappelle Stacy Schiff. Nous avons par exemple tout un catalogue d’augures qui annonçaient la mort de César. Aujourd’hui, de la crise financière à la popularité de Facebook, un certain nombre de choses semblent tout aussi inévitables à l’avenir. Pour les anciens, le présage ne se trompait jamais, c’est son interprétation qui souvent s’avérerait fausse.

Aujourd’hui, nous pensons être mieux à même de traduire les signes du monde moderne – même si, dirait tout statisticien, nous sommes certainement seulement plus susceptibles de trouver l’effet que nous recherchions.

Pour David Ropeik (site)[en], professeur à l’Harvard Extension School, et auteur de How Risky Is It, Really ? Why Our Fears Don’t Always Match the Facts (Est-ce véritablement risqué ? Pourquoi nos craintes ne correspondent pas toujours aux faits !), nous chercherons toujours à prédire l’avenir, car nous en avons besoin pour nous donner un sentiment de contrôle sur notre existence.

L’étude de la psychologie de la perception du risque a constaté que l’une des influences les plus puissantes sur la peur est l’incertitude. Moins nous en connaissons et plus nous nous sentons menacés, parce que le manque de connaissance signifie que nous ne savons pas ce dont nous avons besoin pour nous protéger.

La connaissance, même incomplète, permet d’avoir du pouvoir sur la façon dont les choses se passent. Le pouvoir procure un sentiment de contrôle rassurant (même s’il est faux). Sans connaissance et sens du contrôle, nous sommes bien plus effrayés. (…) Et même si le recul nous permet de regarder en arrière et de voir combien nous avons été aveugles ou optimistes dans notre prévision, la nature rassurante de l’exercice montre combien la prédiction est vouée pour longtemps à un brillant avenir.

L’avenir pour mieux regarder le passé

Pour l’essayiste Elif Batuman (site)[en], auteur de The Possessed : Adventures With Russian Books and the People Who Read Them (Les Possédés : les aventures des livres russes et des gens qui les ont lus), on ne peut savoir ce qui nous arrive que si nous ne savons pas qui nous avons été.

Pourquoi se faire séquencer son ADN ? “Nous avons toujours cru que le secret de l’identité de l’homme et son destin étaient inscrits dans son corps (gravé dans la paume de sa main, ou enregistré sur le chromosome Y). Dans le pronostic, l’identité et le destin sont intimement liés. Nous ne savons comprendre l’identité de l’homme que comme un récit – et le sens d’un récit dépend de sa fin.” Nous ne pouvons savoir ce qui nous arrive, si nous ne savons pas qui nous avons été tout le long de notre histoire.

Les anciens Babyloniens pratiquaient la divination par les aruspices, c’est-à-dire l’interprétation en regardant dans les entrailles des animaux. Dans la résonance du labyrinthe des intestins, ils voyaient le mystère de l’avenir. “Se poser la question de là où nous allons signifie donc se poser la question de qui nous sommes”, souligne Elif Batuman. Une double question qu’on ne cessera donc jamais de se poser.

Pour Robert J. Shiller, professeur d’économie à Yale [en], auteur notamment de l’Exubérance irrationnelle, les prévisionnistes peuvent deviner une direction, une tendance économique, mais être à côté quant au niveau qu’elle atteindra.

1960, produits et machines

L’avenir des ordinateurs par exemple, est devenu clair quand Vannevar Bush (Wikipédia) a écrit son article sur le Memex pour The Atlantic en 1945 (voir la traduction française), imaginant un dispositif mécanisé pour un usage individuel d’une bibliothèque projetée sur écran avec laquelle on interagit via un clavier, des boutons et leviers. Grâce à ses connaissances sur les recherches scientifiques de l’époque, son imagination a anticipé la façon dont nous utiliserons nos ordinateurs 70 ans dans le futur.

Pour les prévisions économiques, les statisticiens travaillent avec des séries chronologiques qui permettent d’observer l’évolution des données au fil du temps et de dessiner des tendances. Mais cette méthode ne sait pas gérer les révolutions, les brusques progrès voire les changements fondamentaux dans la façon dont ces données sont générées.

L’un des prévisionnistes qu’évoque le New York Times dans son édition de 1931 prédit que la population américaine sera de 160 millions en 2011. Or, la population américaine fait deux fois ce chiffre. Certes, l’erreur dans le taux de croissance est inférieure à 1% par an, mais l’accumulation de ces 1 % génère une grande différence quand elle s’accumule sur 80 ans.

“Quand les innovations comparaissent brutalement et de façon surprenante devant nous, alors elles nous permettent d’extrapoler d’importants changements à l’avenir”, mais sans pouvoir être précis quant à leur accomplissement, estime Robert J. Shiller.

La prudence s’impose

Pour Jaron Lanier (site)[en], auteur de You are not a Gadget (Vous n’êtes pas un gadget), chercheur associé chez Microsoft Research, le romancier Edward Morgan Forster a décrit avec plus de précision et de perspicacité notre rapport à l’internet en 1909 dans sa nouvelle La machine s’arrête (The Machine Stops, disponible en français dans le recueil De l’autre côté de la haie), que ne l’ont fait bien des études contemporaines sur le sujet.

Plus nous comprenons les conséquences de la technologie, plus l’art de la prévision doit devenir prudent, estime le chercheur. Il nous est difficile de répondre à la menace climatique parce que nous avons bâti des empires économiques autour des technologies fossiles qui sont bien plus subventionnés et protégés que la recherche d’énergies nouvelles.

Pour Sherry Turkle, qui dirige l’Initiative sur la technologie et l’autonomie au MIT et auteur de Alone together : why we expect more from technology and less from each other (Seuls ensemble : pourquoi nous attendons plus de la technologie et moins des autres), la prédiction a un but. Il n’est pas de gagner un pari sur l’avenir, mais d’exprimer un espoir sur comment nous aimerions que l’avenir soit. Lorsque nous faisons des prédictions sur la technologie, nous nous permettons d’imaginer comment nous voulons que la technologie change le monde, même si elle n’y arrive pas exactement.

Les ordinateurs 1965

Longtemps, nous n’avons pas imaginé que les ordinateurs pourraient faire autre chose que du calcul. Plus récemment, nous nous sommes encore trompés sur ce que signifiait vivre dans un monde d’ordinateurs personnels. Au début des années 80, nous imaginions que l’avènement de l’ordinateur individuel signifierait que la programmation allait devenir l’élément fondamental de l’alphabétisation. Les premiers ordinateurs personnels étaient fournis avec des langages de programmation et il n’était pas inhabituel pour les élèves d’apprendre à écrire leurs propres jeux vidéo.

Les enseignants bâtissaient des argumentations précises sur la façon dont les langages de programmation devaient être enseignés dès l’école primaire… rappelle la chercheuse, mais l’introduction du MacIntosh en 1984 a changé de façon spectaculaire les règles d’engagement que nous avions avec l’ordinateur. Les ordinateurs ont commencé à devenir “transparents” : nous pouvions les faire travailler sans savoir comment ils travaillaient.

Nous ne devrions pas être déçus quand les choses ne se passent pas de la façon dont nous l’avions imaginé. Les prévisions des années 80 ont été mauvaises, mais elles ont exprimé une vision humaine de l’informatique. Lors de la naissance de la culture informatique personnelle, nous avons voulu un monde que nous puissions comprendre. Nous ne l’avons pas eu. Peut-être que nous devrions réaffirmer notre aspiration à une relation plus maîtrisée à la culture numérique ?

Pour John McWhorter (blog)[en], collaborateur à la rédaction de The New Republic et auteur de Our magnificent bastard tongue : the untold story of english(Notre magnifique langue batarde : l’histoire non dite de l’anglais), face à la complexité de la modernité, les futurologues imaginent souvent un univers alternatif, plus facile (même s’il est bien souvent aussi plus horrible). “Par leur simplicité même, ces visions sont souvent antimodernes”, estime l’essayiste.

Lors de l’exposition universelle de 1939, Ford portait ainsi une vision de la ville peuplée d’autoroutes surélevées. Mais, comme nous avons découvert depuis, les routes surélevées ne sont pas très amusantes pour ceux qui vivent près du sol, rappelle l’essayiste avec ironie. Et même si nous avions mis tout le monde dans l’air, cela n’aura pas empêché les embouteillages ou le besoin de bâtiments en hauteur comme nous le faisons ici bas.

La surpopulation et les tensions concurrentes sur l’espace et les ressources sont inhérentes à la modernité. Les visions de haute volée, montrant un avenir sans ces tensions, sont des visions qui ont plutôt tendance à fuir la modernité qu’à la faire progresser.

Et John McWhorter de renvoyer dos à dos toutes les visions du futur : quand le futurologue Ray Kurzweil prédit par exemple qu’en 2045 les ordinateurs deviendront plus intelligents que les humains permettant la naissance d’une superintelligence, c’est une manière de nous détourner de la complexité de notre modernité. “Cette superintelligence va rendre triviale la complexité qui nous rend perplexe (et peut-être même la perplexité elle-même).”

Le seul futur probable est celui où la vie est aussi exaspérante et difficile à analyser que la nôtre.

Nous ne résistons pas aux prédictions

Bien sûr, ce n’est pas le discours que tient Ray Kurzweil lui-même [en]. “La plupart des inventions échouent parce que le moment est mal choisi : l’innovation doit faire sens pour le monde tel qu’il existe lorsque le projet est abouti”, rappelle l’inventeur. Or celui-ci bouge rapidement.

Kurzweil a rassemblé beaucoup de données pour essayer de comprendre l’évolution de la technologie. Les lois d’accélération permettent de prévoir certains aspects de l’avenir, estime-t-il. Si vous tracez les mesures du prix de la performance et des capacités des technologies de l’information, vous pouvez dessiner des trajectoires relativement lisses, semblables à la Loi de Moore, tout en allant bien au-delà.

Ce qui est prévisible c’est que ces mesures croissent de façon exponentielle et non pas linéaire, même si notre intuition de l’avenir est linéaire. Mais cela introduit une différence remarquable : “30 étapes linéaires vous conduisent à 30, tandis que 30 étapes exponentielles (2, 4, 8, 16…) vous mènent à un milliard.

Ray Kurzweil

Cette loi des rendements accélérés, comme l’a appelé Ray Kurzweil nous dit que tout ce qui est du domaine des technologies de l’information prend une ampleur énorme quant à sa puissance tout en devenant toujours plus réduit en taille. Et ce n’est pas seulement l’électronique et les communications qui suivent ce cours exponentiel : cela s’applique aussi bien à la santé, la médecine et à son domaine connexe la biologie, s’enthousiasme le bouillonnant inventeur. Sur le projet du génome humain, par exemple, chaque année la quantité de séquençage génétique double alors que coût du séquençage par paire de bases diminue de moitié.

“Sur les 147 prévisions pour 2009 que j’ai faites dans L’âge des machines spirituelles, écrit dans les années 90, 78 % étaient correctes à la fin 2009 et 8 % de plus devraient l’être d’ici un ou deux ans”
, rappelle avec fierté le futurologue.

La puissance d’un ordinateur actuel tenait dans un immeuble quand j’étais étudiant et tient désormais dans ma poche en étant des centaines de fois plus puissantes et un million de fois moins cher. Dans un quart de siècle, cette capacité tiendra dans une cellule sanguine et sera un milliard de fois plus puissante par dollar.

Quand on évoque les prédictions, on finit toujours par ne pas pouvoir y échapper. Hélas.

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Publié initialement sur InternetActu
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Crédits photo via Flickr: Ray Kurzweil par JDLasica [cc-by-nc-sa] ; Photos par X-Ray Delta One : The wow effect [cc-by-nc-sa] , The mighty hand [cc-by-sa] , Time cover 1965 by Arztybasheff [cc-by-sa], Our friend the Atom [cc-by-nc-sa] , Route du futur [cc-by-sa], Time cover Products & Machines [cc-by-sa]

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