OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 De l’éthique du robot soldat au moment de tuer. Interview avec Ronald Arkin http://owni.fr/2011/05/07/la-guerre-et-ses-robots-interview-avec-ronald-arkin/ http://owni.fr/2011/05/07/la-guerre-et-ses-robots-interview-avec-ronald-arkin/#comments Sat, 07 May 2011 16:01:07 +0000 Sofia Karlsson http://owni.fr/?p=61405

Billet initialement publié sur OWNI.eu – liens en anglais

Les armes téléguidées sont la dernière nouveauté issue de la technologie militaire : des robots commandés à distance qui remplacent les soldats de chair lors des guerres. L’introduction des robots a changé les prémisses des conflits et redéfini entièrement la notion de ”partir en guerre” pour les soldats. Quand l’armée américaine s’est rendue en Irak en 2003, elle recourait seulement très peu aux avions robotisés, ce qu’on appelle des drones. Aujourd’hui, des milliers d’Unmanned Aerial Vehicles (UAV’s) (véhicules aériens sans pilote) et d’Unmanned Ground Vehicles (UGV’s) (véhicule au sol sans pilote) sont utilisés, principalement en Irak et en Afghanistan, mais aussi au Pakistan et, récemment, dans le cadre de l’intervention militaire en Libye.

La plupart des robots ne sont pas armés et sont utilisés pour surveiller, faire de la reconnaissance ou détruire des mines et autres engins explosifs. Cependant, ces dernières années, il y a eu un accroissement spectaculaire du recours aux robots armés dans les combats. Les nouvelles technologies permettent aux soldats de tuer sans se mettre en danger, augmentant davantage la distance avec le champ de batailles et les adversaires.

Le développement de systèmes sans pilote est une priorité de l’armée américaine. Les robots sauvent la vie des soldats. Ils ne demandent pas de soutien pour les soldats, ni de système de sécurité, ils sont donc aussi rentables. Selon la feuille de route 2009-2034 du département Ministère de la Défense américain, les robots armés s’installent dans chacun des secteurs au sein de l’armée. On projette les UGV pour mener des opérations offensives, de reconnaissance armée et des attaques. Les UAV du futur auront la capacité de mener des combats air-air, et la Navy développe des Unmanned Underwater Vehicles (UUV’s) (véhicule sous-marin sans pilote), particulièrement adaptés pour déposer et neutraliser des mines. Actuellement, si tous les robots opèrent sous contrôle humain, la feuille de route du ministère de la Défense indique que “les systèmes sans pilote progresseront davantage en terme d’autonomie.”

Le spécialiste reconnu de la robotique Ronald Arkin explique que les robots utilisés lors des guerres pourraient à la fois sauver des soldats et réduire en fin de compte les victimes civiles. Le stress émotionnel que la guerre provoque chez les soldats entraîne souvent des comportements, parfois violents, à l’encontre de l’éthique. Une étude sur les soldats menée par le US Army Surgeon General’s Office (le bureau général de la chirurgie de l’US army) en 2006 montrait que les soldats plein de haine avaient deux fois plus de chance de maltraiter les non-combattants que ceux qui l’étaient peu. Moins de la moitié approuvaient l’idée que les non-combattants devraient être traités avec dignité et respect et environ 10% admettaient qu’ils avaient endommagé ou détruit des biens, ou frappé un civil alors que ce n’était pas nécessaire. Arkin propose que les robots puissent être conçus avec de l’intelligence éthique, ce qui au final leur permettrait d’être plus efficaces que les humains dans des situations de guerre.

Arkin est professeur à la faculté d’informatique à l’Institut de technologie de Georgie. Il est consultant pour plusieurs entreprises importantes concevant des systèmes de robotique intelligente et s’adresse régulièrement aux militaires américains, au Pentagone, aux ONG et aux agences gouvernementales. Il évoque avec OWNI les nouvelles technologies de la robotique et les recherches pour créer des robots gouvernés par des principes éthiques.

Alors que les capacités des armes téléguidées progressent, nous aurons peut-être bientôt des systèmes complètement automatisés dans les batailles. À votre avis, combien de temps cela prendra-t-il pour que les machines soient capables d’agir et de tuer de leur propre gré ?

Je voudrais dire que cela existe déjà. Des systèmes simples comme les mines peuvent être définis comme des systèmes robotiques car ils détectent l’environnement et ils se mettent en marche, en l’occurrence en explosant. Des systèmes tels que le Missile Patriote, les Aegis Class Cruisers, et les mines marines Captor ont tous la capacité de viser et d’engager le combat sans intervention humaine supplémentaire après avoir été activés. Donc, dans une certaine mesure, ils existent déjà. La question est simplement de savoir dans quelle proportion ils seront introduits dans l’espace de bataille à court terme.

L’autonomie est une question insidieuse. D’une certaine façon, on s’en rapproche à pas de loup. Ce n’est pas quelque chose qu’on obtiendra du jour au lendemain. Si vous regardez les graphiques du service d’acquisition militaire, il y a une courbe douce continue avec plusieurs étapes, qui montre la progression des niveaux d’autonomie. L’idée, c’est que la prise de décision sera repoussée de plus en plus loin jusqu’à ce que nous appelons la “pointe de la lance” – vers la machine à proprement parler et de moins en moins du côté de l’humain pour prendre une décision immédiate de tuer.

Vous proposez que les robots puissent être conçus avec des logiciels éthiques, adhérant aux lois de la guerre, mais sans les émotions telles que l’angoisse et la peur. À quel point les machines peuvent-elle être rendues humaines ?

Les rendre humaines n’est pas un but en soi. Il s’agit de les faire adhérer à ce que les humains ont défini comme une façon éthique de mener la guerre, aussi oxymorique que cela puisse paraître. Si vous regardez les lois internationales de la guerre et les conventions de Genève, vous verrez ce sur quoi les hommes se sont accordés pour définir une façon éthique de se tuer dans le cadre de la guerre. Cela ne me réjouit pas mais si nous introduisons des systèmes robotiques dans ce type de domaine, nous devons nous assurer qu’ils adhèrent aux mêmes lois que des combattants humains.

Il est intéressant de constater que les gens ont réfléchi à ces questions sur les champs de bataille depuis des centaines d’années. Il y a des discussions internationales d’envergure et des accords sur ce qui est considéré comme acceptable ou pas. C’est assez bien délimité et pour un spécialiste de la robotique, essayer de créer un robot éthique est aisé, comparé à la complexité de comprendre comment faire un robot qui va se comporter de façon appropriée et morale avec votre grand-mère. Ces aspects ont été étudiés par des philosophes, des scientifiques de l’armée, des avocats, et sont codifiés et existent. C’est pourquoi cela a de la valeur.

Votre article “Le cas de l’autonomie éthique dans les systèmes sans pilote”, dans le Journal of Military Ethics (décembre 2010) évoque le problème de la conception de soldats humains qui combattent bien, même sans entrainement. Les soldats ne combattent peut-être pas bien car leur agressivité n’a pas été assez entretenue et qu’ils ne peuvent pas suivre certains ordres. D’un autre côté, les robots n’hésiteraient pas à tuer pour des raisons d’ordre émotionnel, et ils suivraient toujours un ordre. Certains craignent qu’on arrive à des guerres inhumaines. Comment les robots éthiques s’accommoderaient-ils de l’autorité ?

Ils ne suivraient pas toujours les ordres. Un robot peut refuser un ordre s’il estime que c’est contraire à l’éthique. C’est ça la question. L’idée de notion de gouvernance éthique consiste à produire un mécanisme d’évaluation qui observera l’action que le robot est sur le point d’entreprendre, de la mesurer à l’aune des accords internationaux et de décider s’il doit mener cette action.

Que pensez-vous de la possibilité de créer ce type d’intelligence aujourd’hui ? Est-ce que cela va être possible ?

L’argument vient de l’informaticien Noel Sharky, entre autres, qui fondamentalement ne voit pas comment cela est possible. Les mêmes arguments peuvent être utilisés à propos des hommes volants et de l’envoi d’un homme sur la Lune. L’ordinateur IBM Watson a mis en échec l’intelligence humaine sur l’exercice particulier du jeu Jeopardy. Les robots sont déjà plus intelligents et ils auront de meilleurs capteurs pour être capables de détecter le champ de bataille.

Ils seront capables de traiter l’information bien plus rapidement que n’importe quel humain. Dans le futur, je suis convaincu que nous pourrons en effet créer ces systèmes capables d’exécuter des tâches et de dépasser les humains d’un point de vue éthique. Il est important d’avoir à l’esprit que les systèmes ne seront pas parfaits, mais qu’ils peuvent faire mieux que les humains. Des vies humaines seront ainsi épargnées, ce qui est le but du travail dans lequel je m’implique.

Votre travail comporte-t-il des risques selon vous ? Serait-il possible de reprogrammer un robot éthique pour qu’il devienne non éthique ?

De la même façon que vous pouvez dire à un soldat d’agir de façon immorale, il est concevable de reprogrammer des robots pour qu’ils passent outre ou ignorent les règles de la guerre. Il est important qu’en concevant ces systèmes, nous nous assurions que si quelque chose de semblable se passe, cela soit attribuable à l’auteur de ces changements, quel qu’il soit, et faciliter ainsi les poursuites contre les individus qui ont œuvré pour commettre des crimes de guerre. Personne ne devrait pouvoir se cacher derrière un robot et le mettre en cause à sa place. Il y a toujours un humain qui agit sur cette chaine. Nous pouvons essayer de concevoir des garde-fous dans ces systèmes. Cela ne signifie pas qu’ils ne pourraient pas être contournés mais ce qui compte, c’est qu’il est beaucoup plus facile de fouiner à l’intérieur d’un ordinateur et de son système d’enregistrement que de chercher dans l’esprit d’un humain.

Ces robots éthiques pourraient-ils être déployés dans d’autres domaines ?

Oui ! Nous pourrions en avoir partout où les robots sont utilisés. C’est ce vers quoi l’on s’achemine. Comment comprenez-vous les systèmes dans lesquels chaque humain interagit avec des plate-formes spécifiques de façon à améliorer la société, et non la détériorer ? Quand vous commencez à croiser les cultures, les attentes sont différentes ainsi que les points de vue sur ce qui est éthiquement approprié. L’aspect positif du travail des militaires, c’est qu’il existe un accord international. En revanche, il n’en existe pas sur la façon dont il faut traiter votre grand-père.

Pourquoi vos recherches sont-elles importantes ?

J’ai souvent dit que les discussions que mon travail engendrent sont aussi importantes, sinon davantage, que les recherches en elles-mêmes. Nous essayons de susciter une prise de conscience sur ce qui va se passer avec ces systèmes et il extrêmement important de s’assurer que notre société comprenne entièrement ce que nous faisons en créant ces technologies. Même si cela mène à interdire l’usage de la force létale par ces systèmes autonomes, je n’y suis pas opposé. Je crois que nous pouvons faire mieux mais nous ne pouvons pas laisser les choses avancer sans une compréhension complète des conséquences d’une telle mise en œuvre.


Crédits photos : Flickr CC familymwr, Will Cyr, Walt Jabsco and RDECOM

Traduction Sabine Blanc

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[itw] “Le corps jugé monstrueux n’a pas d’humanité” http://owni.fr/2011/04/21/itw-handicap-le-corps-juge-monstrueux-pas-humanite/ http://owni.fr/2011/04/21/itw-handicap-le-corps-juge-monstrueux-pas-humanite/#comments Thu, 21 Apr 2011 18:27:59 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=58447

Pierre Ancet est maitre de conférences en philosophie à l’université de Bourgogne. Sa réflexion porte sur des questions bioéthiques, relatives notamment à la confrontation au “corps jugé monstrueux”. Un individu dont l’humanité est déniée, du fait de sa difformité physique, qui entraîne une “perception instable du corps qui occulte la présence d’une autre personne et ne laisse voir qu’un être éminemment dérangeant.” Le corps difforme n’est pas des nôtres; il inspire, comme autant de boucliers de protection, fascination et répulsion.

Comment faire en sorte de dépasser le malaise généré par à ce corps jugé intolérable ? Une question qui se pose particulièrement dans le cas de l’individu handicapé, dont l’atteinte physique interdit bien souvent la reconnaissance au sein de la communauté humaine.

Comment définir le monstre au regard de préoccupations actuelles? Je pense au nucléaire, ou au transhumanisme ?

Dans le cas du transhumanisme, on n’est pas vraiment dans le cas du corps monstrueux, au sens de celui que j’ai utilisé, mais davantage dans ce que j’appellerais un processus de cyborguisation, une combinaison de la technique et de l’humain.
Il y a des similitudes dans la perception, notamment dans la combinaison attraction/répulsion. Mais dans ce processus, s’il y a une redéfinition de la nature humaine, on peut percevoir des effets positifs pour l’individu. Le cyborg n’est pas forcément néfaste. Par contre, face au corps jugé monstrueux, il y a persistance du sentiment de malaise.

Comment définir le “corps jugé monstrueux” ?

Dans mon acception, c’est quand il y a altération de la forme humaine, de la matière organique qui forme l’humain. Si celle-ci n’est pas visible, alors il ne s’agit pas du corps monstrueux, car il n’y a pas de sentiment de monstruosité. De la même façon, la notion de monstre peut être entendue au sens non plus physique, mais moral: quand on estime qu’un individu perpètre des actes qualifiés d’inhumains.

Par contre, toute modification corporelle n’est pas nécessairement monstrueuse. Dans le corps jugé monstrueux, il y a nécessairement l’idée d’une perte de repères, particulièrement quand celle-ci touche le visage, par lequel s’opère l’identification de l’humanité.

Quand l’incapacité devient surcapacité

A-t-on observé une évolution de la définition du monstre dans le temps ?

Il y a eu une très forte évolution de la norme au début du 20e siècle, qui s’est notamment traduite dans l’utilisation du terme “handicap”. C’est un changement important, car ce mot induit déjà l’idée d’une compensation de la difformité.
C’est d’ailleurs intéressant de voir qu’aujourd’hui, la compensation du handicap peut se traduire en une augmentation du corps. Il suffit de penser à Oscar Pistorius, qui coure grâce à des prothèses. L’impression qui s’en dégage est toujours dérangeante, car il y a modification de notre rapport au corps, et pourtant, la compensation est très efficace. Tellement qu’elle peut être considérée comme une amélioration. C’est un véritable retournement de l’incapacité associée au handicap en surcapacité.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Aujourd’hui, des préoccupations autour de la technique -comme nous en avons déjà parlé plus haut- ou du nucléaire, avec le drame de Fukushima, créent-elles une résurgence de la peur du monstre ?

En effet. Et elle est rationnelle.
Le nucléaire a des effets tératogènes très importants, même dans le cas d’une faible concentration. Les cas d’intoxication chimique, liées notamment à l’environnement, sont nombreux. La peur de la modification corporelle est donc légitime.
Au nord de la Russie, du côté de la mer Blanche, il y a beaucoup d’enfants abandonnés parce qu’ils sont atteints de malformations graves. C’est un conséquence visible d’une pollution environnementale et de ses effets.

Cette crainte est particulièrement visible chez les parents qui attendent un enfant. C’est la peur de l’anormalité, la volonté de conformité, qui sont très profondes pendant la grossesse. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que ce sentiment disparaît au moment de la naissance, y compris dans le cas où l’enfant né est atteint de malformations: il y a de nombreux cas de déni des parents, qui ne voient tout simplement pas ces difformités.

Ces angoisses ne sont pas irrationnelles. De nombreux exemples prouvent que la pollution environnementale pose de réelle question de santé publique et porte atteinte à l’intégrité humaine. On sait par exemple qu’à cause de l’agent orange au Vietnam, de nombreux individus ont été atteints de malformations qui ont modifié leur génome. Autrement dit, ces transformations ont été reproduites, et il est impossible de réellement en percevoir les conséquences à long terme. C’est donc une crainte diffuse; l’amplification qui en est faite est peut-être irrationnelle, mais elle est en elle-même parfaitement rationnelle. Elle fait écho au principe même de responsabilité humaine.

Jean Foucart, qui a aussi travaillé sur ces thématiques, écrit que chaque société génère ses monstres. Cette production est-elle systématique ?

En effet, il y a des normes dans toute société. Mais toute n’insiste pas sur les mêmes critères, par exemple sur l’apparence physique ou sur le comportement – je pense au handicap mental. Certaines sociétés ne les remarquent pas, par contre, elles peuvent exclure l’individu si, par exemple, il n’a pas de filiation patrilinéaire.

Quelle différence opérez-vous entre le handicap et le monstrueux?

Selon moi, le monstrueux implique des modifications physiques extrêmes, alors que certains handicaps sont à la limite des normes. Le corps jugé monstrueux doit nous affecter profondément dans notre rapport à nous même, à notre propre corps. Par exemple, dans le cas d’un polyhandicap, d’un accidenté grave ou d’un grand brûlé, on tend davantage vers la monstruosité.

L’éducation à la différence par l’accessibilité

C’est à ce titre que vous affirmez “La monstruosité n’appartient donc pas en soi à un individu, mais renvoie aux réactions de l’observateur.”. Finalement, la monstruosité renvoie moins aux malformations physiques de l’individu qu’à celui qui s’y confronte.

La monstruosité a en effet une part subjective, qui renvoie à nos expériences personnelle et sociale, liées notamment à l’éducation à la différence et à l’habitude du corps déformé. Par exemple, quelqu’un qui travaille dans un service de polyhandicapé ne voit plus le monstrueux. Il y est habitué.

L’expérience du corps jugé monstrueux retentit toujours profondément sur l’observateur, sur son corps propre. Cet impact est aussi prouvé par les neurosciences. De nombreuses expériences prouvent que voir quelqu’un bouger active les mêmes parties du cerveau que l’observateur mobiliserait en imaginant son propre mouvement. C’est le principe de neurones miroirs. Ça marche quand on regarde un grand sportif mais aussi avec un polyhandicapé. Quand on perçoit une difficulté de mouvement, nous avons nous-même l’impression que nous mouvoir est plus difficile.

En même temps, vous affirmez que la perception du corps monstrueux se définit par le fait que le sentiment de malaise puisse revenir à tout instant… Une plus grande habitude peut l’empêcher ?

Ce sentiment peut resurgir, notamment au moment de l’arrivée d’une nouvelle personne dans le service, pour continuer sur l’exemple précédent. Chaque rencontre avec un corps jugé monstrueux est particulière. Mais je crois que le conjoint d’une personne handicapée parvient à dépasser la difformité.

Le monstrueux n’a pas la possibilité d’être humain

On peut donc dépasser complètement le sentiment de malaise suscité par le corps monstrueux ?

Le monstrueux est indépassable. Dès que celui-ci devient acceptable, on est dans la notion de handicap. La monstruosité objective, en termes tératologiques, est toujours là, mais la perception change. Le corps jugé monstrueux est celui auquel on enlève l’humanité. Face à lui, il est impossible de dire “il”: ce n’est que “ça”. Le monstrueux n’a pas la possibilité d’être humain.

C’est un constat terrible. Certains individus sont donc promis à une existence dans laquelle on n’aura de cesse de nier leur humanité ?

Oui, c’est possible. Dans le cas de grands brûlés par exemple. Je crois que c’est le cas avec la personne décrite dans L’homme sans visage, de Marc Jeannerod. La rencontre avec cet homme est très troublante, car paraît-il, ses brûlures sont telles qu’il n’a vraiment aucun visage.

Quels sont nos moyens de défense aujourd’hui face au monstrueux ? Ont-ils changé dans le temps ? Car finalement, les foires aux monstres n’existent plus…

Les moyens de défense sont souvent le déni: la difformité n’existe pas, il n’y a aucun problème. Dans un second temps, on arrive souvent au stade de la compassion: j’essaie de percevoir cet individu en tant que personne, et finalement, je m’en écarte aussi. C’est très fréquent avec le polyhandicap et c’est en fait une autre forme de défense.
Après, il y a toujours un mélange de fascination et de répulsion.

Vous évoquez aussi le problème du désir dans vos travaux. La sexualité des individus atteints de difformités est-elle inacceptable pour nous ?

Effectivement, il y a dans la perception de la sexualité des individus atteints de difformité l’idée de la reproduction, qui rejoint les craintes que nous évoquions plus haut. Il y a aussi, dans le cas des personnes handicapées, l’idée d’abus qui est très présente.
Le désir dans le cas de corps jugés monstrueux est extrêmement gênante. Il est gênant de penser que cette personne me désire moi, mais il est encore pire de se représenter en train de la désirer. C’est intolérable.
En France, certains œuvrent en faveur de l’assistance sexuelle des personnes handicapées, c’est le cas de Marcel Nuss, qui essaie de sensibiliser les parlementaires à ces questions. La question devrait se développer dans les années qui viennent.

“La meilleure façon d’éviter le voyeurisme, c’est d’interagir”

La solution pour intégrer les individus atteints de difformités graves est donc de passer un maximum de temps à leur contact ?

Oui, en favorisant l’accessibilité dans les écoles, dès le plus jeune âge, dans les musées, les espaces publics. Aux États-Unis, j’ai été marqué par le fait que des personnes atteintes de difformités importantes étaient à l’accueil des musées; une situation qu’on ne voit pas en France.
L’accès ouvert aux handicapés accroît l’habitude de se confronter à des corps jugés monstrueux et facilite leur intégration.
Depuis la loi de 2005, les choses s’accélèrent en France. L’objectif est que d’ici 2015 tous les établissements publics soient accessibles aux handicapés.

Le meilleur moyen est donc de favoriser cet accès et de faire en sorte de mieux connaître ces personnes. Après, il y a aussi certaines émissions de télévision sur le handicap, pour lesquelles il est difficile de savoir si elles sont un meilleur moyen de comprendre ou un meilleur moyen de voir. Il faut toujours être prudent vis-à-vis de ce genre de démarches, qui sont toujours sur le fil. Et le seul moyen d’éviter le voyeurisme, c’est d’interagir.

L’interaction permet de réattribuer le statut d’humain aux personnes atteintes de difformités?

Permet la reconnaissance des capacités de la personne. La personne handicapée n’est vu qu’au travers de ses atteintes organiques et de l’inhumanité qui en découle.
L’approche par la capacité est absolument essentielle: des gens en développent certaines que l’on met complètement de côté car elles n’appartiennent pas au champ normal de nos facultés. Alors que celui-ci peut s’étendre : un ami polyhandicapé peut par exemple percevoir des micro-sensations. Il sent ses os, ses viscères… Ses capacités peuvent être développées mais rien n’en est fait puisqu’on en ignore l’idée même et qu’on n’y pense pas.
Il faut valoriser l’idée d’un autrement capable, qui peut totalement augmenter la définition de l’humain.

Le handicap n’induit pas forcément une vie qui ne vaut pas d’être vécue

On rejoint alors à nouveau la thématique technologique et les questionnements autour du transhumanisme…

Oui, l’important dans ces deux cas est l’incorporation, ce qu’on va faire de ces capacités; l’impact sur le corps propre.

Dans l’article sur le monstre numérique, ce que manifestait aussi la jeune fille en question c’est sa volonté de ne pas communiquer avec ses parents. Mais la technologie n’est qu’un moyen de fuite comme un autre, cela aurait pu être une tout autre bulle. Cette question ne fait pas partie des choses qui m’inquiètent le plus. Par contre, le dépistage pré-natal me fait plus peur, car le but est d’éviter le monstre. Évidemment, on ne peut souhaiter à personne d’être handicapée. En même temps, cela a un fort pouvoir de révélateur des normes d’une société et n’induit pas forcément une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue.


Illustrations CC FlickR: ciscai, afri., Clearly Ambiguous



Retrouvez tous les articles de notre dossier “monstres” sur OWNI.
- Freaks: espèce de salles obscures
- “Un nouvel appendice pour l’espèce humaine ?”

Image de Une par Loguy

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L’humain, à la vie, à la mort http://owni.fr/2011/02/07/lhumain-a-la-vie-a-la-mort/ http://owni.fr/2011/02/07/lhumain-a-la-vie-a-la-mort/#comments Mon, 07 Feb 2011 16:26:48 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=45549 Une ère sans vieillissement, sans maladie, voire même sans timidité, ni angoisse; une ère qui viendrait augmenter les capacités cérébrales de traitement de l’information, désespérement humaines, trop humaines. Telle est l’avenir prédit par le transhumanisme, mouvement enraciné dans la croyance d’une évolution nécessairement positive de l’humanité, sous l’effet des technologies. Pour Ray Kurzweil, prolifique inventeur, mécène de la Singularity University et pape mégalo du mouvement, nous pourrons très bientôt “transcender les limites de nos corps et cerveaux biologiques”.

Si l’immortalité est la partie visible de l’iceberg, les rêves transhumanistes affectent d’abord notre condition d’être vivant, en proclamant pour tout individu, le droit de compléter, enfin, son état “limité”. Une conception libérale qui vient questionner la définition même de l’humain, et de notre appartenance à l’espèce: peut-on faire ce que l’on veut avec ce qui nous fait Homme ou doit-on accepter d’être encadré au nom de la préservation d’un noyau dur d’humanité ?

Espérance de vie ? 1000 ans

Dans son livre The Singularity is Near (traduit en français sous le titre L’humanité 2.0), Ray Kurzweil explique que “nous gagnons rapidement la connaissance et les outils pour maintenir et étendre le ‘foyer’ que chacun d’entre nous appelle corps et cerveau”, reprenant ainsi à son compte une métaphore d’un autre gourou du mouvement, Aubrey De Grey. L’expansion des technologies suivant un rythme de croissance toujours plus fulgurant, son impact sur l’Homme, poursuit-il, devrait très rapidement se faire sentir et ce de façon irrémédiable, présidant à une nouvelle ère humaine. Ce basculement, c’est la Singularité.

L’espérance de vie croit elle-même progressivement et ce rythme accélérera rapidement, maintenant que nous sommes dans les premiers pas de l’ingénierie des processus d’information qui sous-tendent la vie et les maladies.

Robert Freitas estime qu’en éliminant une liste précise comprenant 50% des conditions médicalement évitables, on étendrait l’espérance de vie au-delà de 150 ans. En évitant 90 % de ces problèmes médicaux, elle dépasserait les 500 ans. A 99%, nous serions au-delà des 1000 ans.

Présentée comme une “maladie”, la mort doit disparaître du champ humain et l’espérance de vie tendre vers l’infini. L’objectif est fondamental, il se place dans le trio de tête des “to do” transhumanistes, précise Rémy Sussan, journaliste à InternetActu.net et auteur d’un livre consacré aux Utopies posthumaines.

Certains vont même plus loin, cherchant non seulement à abattre l’ultime mur de notre condition d’être fini, mais aussi à en renverser les effets. Anecdote familière à tous ceux qui se sont penchés sur son cas, Ray Kurzweil cherche à faire revenir son père, mort d’une crise cardiaque à 58 ans, parmi les vivants. Des cartons rassemblant des éléments de la vie paternelle constituent en grande partie l’information qui servira de base à “l’intelligence artificielle” qui, espère Kurzweil, “[lui] ressemblera beaucoup” (Extrait du documentaire Transcendent Man de Ray Kurzweil adapté de son livre sur la singularité) . Plus qu’un dépassement de la finitude, un véritable nananère à l’adresse de la Faucheuse.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le sens de l’Homme

Le transvasement d’un être perdu dans une intelligence artificielle ne fait néanmoins pas l’unanimité. Croyant en la possibilité de faire “un back-up de son cerveau”, Rand Hindi, spécialiste de bioinformatique passé par la Singularity University, pense en revanche que ranimer un individu dans son intégralité n’est pas envisageable:

Ressusciter un intellect sans ressusciter le corps est impossible: la plupart de l’information qui nous définit passe par notre corps, par l’interaction avec l’environnement. En ne prenant que la partie malléable du cerveau, oui, on pourrait transmettre une part d’informations dans un ordinateur.

Mais il n’aurait ni émotions, ni capacité de s’émerveiller sur le monde. Il n’aurait jamais la sensation de faim, ni ne serait énervé parce qu’il aurait mal dormi. Il ne comprendrait pas ce qu’est être humain, parce qu’il n’aurait pas cette interaction nécessaire avec l’environnement.

Le sens de l’humain, précisément : au-delà du dépassement de la mort, le Grand Oeuvre transhumaniste, qui déborde largement les limites de ce seul mouvement, interroge d’abord notre condition d’être vivant en lui conférant un sens bien particulier. Sans nécessairement se réclamer des hypothèses kurzweiliennes, ceux qui croient en un basculement prochain de l’Homme dans une évolution technologique, succédant à l’évolution biologique qui sous-tend l’espèce depuis son apparition, mobilisent une même notion : l’imperfection, en l’état, de l’Homme. Sa condition est qualifiée de “limitée” et de “non assistée”, tant au niveau de ses capacités intellectuelles que dans l’expression de ces émotions. Et ce sont les technologies qui vont venir combler cette incomplétude qui n’a que trop duré.

Dès lors, en “transcendant ses limites”, en “s’augmentant”, l’individu se promet non seulement à une vie sans destination finale, mais aussi et avant tout sans enveloppe contraignante, sans vecteur pour l’enfermer dans une expression étranglée de ses capacités. Au-delà du baroque de l’histoire, peu importent finalement les délires post-mortem d’un Kurzweil : s’il promet l’abolissement de la mort en fin de course, le transhumanisme prône d’abord le droit à une vie réparée et -forcément- meilleure. Ainsi la Déclaration Transhumaniste affirme vouloir favoriser “un large choix personnel aux individus sur la façon dont ils veulent favoriser leurs vies”.

Hisser cette liberté individuelle au rang d’impératif pose néanmoins plusieurs questions : le sens de cette “amélioration” de la vie humaine bien sûr, mais aussi celui de l’impact que pourraient avoir des altérations profondes, relevant du seul choix des individus, sur la définition déjà trouble de l’humain. Si des technologies le permettent, une fois les seuils biologiques franchis, pourquoi ne pas imaginer une humanité atomisée, multiple, défiant à l’envi sa sempiternelle symétrie, jouant les mécanos avec ses propres organes, enroulant son torse dans un châle d’entrailles, dont la tournure aurait pris, dans l’élan technologique, une allure esthétique ?

“On ne peut pas faire n’importe quoi avec l’humain”

Si l’on patauge en pleine anticipation barrée, envisager les conséquences d’un tel scénario ne semble cependant pas absurde à de nombreux comités éthiques européens. L’Irish Council for Bioethics a par exemple publié un livret très complet (.pdf) présentant en neuf questions les problématiques posées par “l’augmentation de l’humanité”.

Contactée par OWNI, Laurence Lwoff, chef de la Division de la Bioéthique et Secrétaire du Comité directeur pour la Bioéthique au Conseil de l’Europe, précise pour sa part que si le transhumanisme n’est pas à l’ordre du jour, dans la mesure où les comités réfléchissent au “développement scientifique” réel et non à des intentions, les questions que pose le mouvement se retrouvent dans des préoccupations qui n’ont rien de fictionnelles, notamment “dans la génétique, les neurosciences, le diagnostic pré-implantatoire.”

Si l’idéologie transhumaniste venait à s’actualiser, le Conseil de l’Europe devrait néanmoins s’en emparer, en particulier sur le volet d’un “droit à s’augmenter“. Bien trop lacunaire dans sa définition, il rentrerait alors en collusion avec les valeurs de dignité et d’intégrité humaines dont l’institution s’est faite gardienne :

L’idée véhiculée par les porteurs de cet accroissement des capacités est qu’on ne peut pas l’interdire à un individu, que cet acte doit être un droit. C’est par exemple le discours de Julian Savulescu, directeur de l’Oxford Uehiro Centre for Practical Ethics, qui en gros affirme que tout le monde aimerait voir le QI de sa population plus élevé. Ces affirmations seraient contradictoires avec les valeurs du Conseil de l’Europe, qui chercherait  à protéger la dignité et l’intégrite de l’humain face aux riques qu’une telle volonté implique : que veut dire s’augmenter ? Et où placer les limites de l’humain ?

Laurence Lwoff ajoute par ailleurs que si une innovation technologique venait déstabiliser la définition de l’humanité, il y aurait fort à parier que le Conseil de l’Europe s’en saisisse avec une rapidité surprenante, au vu de la lourdeur d’une telle institution. Preuve en est le précédent Dolly, du nom de la brebis clonée en 1996, qui a ébranlé toute la communauté scientifique:

C’est tout un dogme qui est tombé, tout un pan d’une certaine approche du développement humain qui a dû être remis en cause. Il y a eu un certain affolement, une inquiétude sur l’instrumentalisation possible de ces méthodes; le clonage reproductif n’est pas le seul enjeu sur la table. En six mois, un texte a été adopté, c’est au-delà du stupéfiant dans le cas du Conseil de l’Europe. C’est une urgence qui a fait consensus : il était important d’affirmer un ensemble de valeurs.

Au niveau étatique, indique encore Vincent Berger, jurisconsulte de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui protège et délimite les libertés fondamentales marquées dans la Convention Européenne des droits de l’homme, il est fort probable que les gouvernements “tentent d’une manière ou d’une autre d’intervenir”, et ce “même si les individus sont consentants”. “On ne peut pas faire n’importe quoi avec l’humain”, ajoute le magistrat.

Une assertion qui reste lettre morte face aux plus convaincus qui, s’ils reconnaissent et tentent de déconstruire les critiques – auxquelles Kurzweil consacre tout un chapitre dans son dernier livre-, “ne cherchent pas la confrontation”. “Ils sont sûrs que ce qu’ils prédisent arrivera”, souligne justement Xavier de la Porte. A leurs yeux, la contradiction ne se justifie que par une incompréhension fondamentale de ce basculement vers une nouvelle ère, prophétie auto-réalisatrice, qui doit se produire et s’appliquer à tous. L’approbation de l’humain n’y changeant rien.


A lire aussi:
- Autopsie de l’immortalité
- La mort vous web si bien

Illustrations CC:  Marion Kotlarski, joamm tall

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http://owni.fr/2011/02/07/lhumain-a-la-vie-a-la-mort/feed/ 15
Intoxication médiatique à l’arsenic http://owni.fr/2011/01/12/intoxication-mediatique-a-larsenic/ http://owni.fr/2011/01/12/intoxication-mediatique-a-larsenic/#comments Wed, 12 Jan 2011 11:07:04 +0000 malicia http://owni.fr/?p=33894 Il s’agit d’une traduction en français du billet “Arsenic life is one month old…”.

Le bébé Arsenic a un mois… En effet, une longue vie pour un mort-né. Revenons sur cette histoire honteuse.

Que s’est-il passé au début ? Eh bien, ça a véritablement commencé en 2008, pas en 2010 : Martin Reilly du New Scientist avait écrit sur la vie basée sur arsenic. Comme l’écrit Antoine Danchin dans son récent article paru dans le Journal of Cosmology :

Comme un cadeau pour la nouvelle année, de retour en 2008, une prophétie est apparue comme un examen par les pairs avant publication. Dans ce document, il était prévu que l’arsenic se retrouve dans le squelette des acides nucléiques des organismes vivants, en remplaçant le phosphore omniprésent. La prophétie, comme c’est souvent le cas avec ce type de croyances, a également suggéré un endroit sur Terre où cela se produirait : le lac Mono en Californie (Wolfe-Simon et al., 2008.). Le 6 avril 2008, cette prophétie a été communiquée au monde par un magazine de vulgarisation scientifique (Reilly, 2008). Maintenant, à la fin de 2010, comme cadeau de Noël (en Europe continentale, le 2 décembre), la NASA a publié un communiqué de presse sensationnel heureuse d’annoncer que, oui, la prophétie se réalisait, et non sur une planète exotique, mais sur notre vieille mère Terre et exactement à l’endroit où cela était prévu de se produire (Wolfe-Simon et al., 2010).

En effet, comme vous avez pu l’entendre, cette histoire était vraiment hype pendant un certain temps. Toutefois, des préoccupations assez graves sont rapidement apparues. La critique la plus brillante, extrêmement bien documentée et solide a été de Dr Rosie Redfield, microbiologiste à l’Université de British Columbia. Elle a dressé une longue liste de problèmes dans le papier et l’a qualifié de « beaucoup de charlataneries, mais très peu d’informations fiables ». Parmi les problèmes cités, remarquons  le phosphore présent dans des concentrations très élevées dans le milieu de culture des bactéries ainsi que le manque total de vérification que les bactéries ne l’absorbent pas, et une analyse incorrecte de l’ADN censé être composé d’arsenic.

Le même jour, Alex Bradley, un géochimiste et microbiologiste à l’Université de Harvard, soulevait une autre préoccupation, à savoir l’instabilité dans l’eau des composés contenant de l’arsenic. Il a également mentionné la mauvaise analyse de l’ADN et a rappelé que la spectrométrie de masse aurait dû être utilisée afin de clore le débat étant donné que cette technique est une façon très précise de déterminer quels sont les éléments contenus dans une molécule.

Davantage de commentaires ont été postés ici et là et on aurait pu penser que la NASA prenne au sérieux les inquiétudes de la communauté scientifique. Étonnamment (au moins pour moi), que nenni. Au contraire, Dwayne Brown, leur principal chargé des affaires publiques, a déclaré que le papier a été publié dans une revue à facteur d’impact très élevé (le facteur d’impact de Science est supérieur à 30) et a précisé, d’une manière assez condescendante, que le débat entre chercheurs et blogueurs n’est pas approprié. Wolfe-Simon a également gazouillé que la « discussion sur les détails scientifiques DOIT être menée dans un lieu scientifique afin que nous puissions donner au public une compréhension unifiée. ». En d’autres termes, les blogueurs scientifiques ne sont pas des pairs, leurs analyses ne valent rien.

Mais cette histoire honteuse ne s’arrête pas là. Après que Carl Zimmer a titré « Ce papier n’aurait pas dû être publié » dans Slate, Ivan Oransky a contacté Dwayne Brown de la NASA. Et sa réponse a été vraiment surprenante :

Le vrai problème est que le monde de l’information a changé en raison de l’Internet / des blogueurs / médias sociaux, etc. Un terme “buzz” tel que EXTRA-TERRESTRE provoquera quiconque possède un ordinateur à dire tout ce qu’il veut ou ressent. LA NASA N’A RIEN GONFLÉ DU TOUT — d’autres l’ont fait. Les médias crédibles n’ont remis en question aucun texte de la NASA. Les blogueurs et les médias sociaux l’ont fait… … … c’est ce qui fait  que notre pays est grand — LA LIBERTÉ D’EXPRESSION.

La discussion porte maintenant sur la science et les prochaines étapes.

Cette interjection dessert définitivement la NASA … Comme cela ne suffisait pas, Ivan Oransky soulignait peu après que la NASA n’a pas suivi son propre code de conduite.

Beaucoup de gens ont réagi au point de vue condescendant selon lequel les blogueurs ne sont pas des pairs. Permettez-moi de citer David Dobbs, le plus éloquent (selon moi) :

Rosie Redfield est un membre actif de la communauté scientifique et un chercheur dans le domaine en question. [...] Redfield Rosie est un pair, et son blog est un examen par les pairs.

Comme vous l’avez probablement deviné, la NASA et le Dr Wolfe-Simon ont refusé de répondre aux critiques. Dans une déclaration sur son site web, Wolfe-Simon s’est félicité du « débat animé » et a invité les chercheurs à adresser leurs questions à la revue Science « aux fins d’examen pour que nous puissions répondre officiellement ». Eh bien, le Dr Rosie Redfield avait déjà préparé sa copie. Cette saga a continué le 16 décembre : même si le Dr Wolfe-Simon avait répondu à certaines questions, les réponses n’étaient pas satisfaisantes ; un grand nombre de défauts techniques ont encore besoin d’éclaircissement.

Le moment de sobriété est venu. Comme vous avez pu le remarquer, je ne me suis pas lancée dans un catalogue à la Prévert des critiques scientifiques adressées à cette étude : ce n’est pas mon but ici et d’autres l’avaient déjà brillamment fait ailleurs. Il y a néanmoins deux problèmes d’une autre nature que je voudrais pointer ici : l’un concerne les scientifiques et l’autre — les journalistes scientifiques.

Alors, chers collègues, comment est-il possible d’avoir publié ce genre de papier ? Les pairs, lors du processus de revue, ont-ils énoncé des commentaires critiques ? Combien de scientifiques n’ont pas remarqué à la lecture du papier publié que l’ADN prétendument fait de l’arsenic est amplifié par une polymérase classique avec quelques amorces universelles ? Combien ont remarqué que cette bactérie a été signalée dans Wolfe-Simon et al. (2010) comme étant de la famille Halomonadaceae ? On a donc pu faire une analyse phylogénétique d’un ADN soi-disant contenant de l’arsenic et de plein d’autres ADN contenant du phosphore et cela ne choque personne… On a analysé un bout de gel et basta, c’est de l’arsenic ? Les gens de la NASA ont prétendu qu’ils n’avaient pas l’argent de faire de la spectro de masse et on a avalé ça, soit ; faire une séparation des ADN sur un gradient continu de chlorure de césium, c’est un peu old school, mais ça ne ment pas… Comment les gens respectables et critiques ont pu laisser cette sorte d’étude, digne d’un stage de licence qui a mal tourné, sortir dans un journal et qui plus est, un journal tel que Science ? Est-il acceptable que de la recherche soit faite avec des communiqués et conférences de presse plutôt qu’avec des données et de la rigueur ? Comment est-il possible que des chercheurs aient accepté que les critiques de leurs collègues soient écartées sous le seul prétexte qu’elles sont écrites sur un blog ? Ces questions portent donc toutes sur la garantie inhérente à l’examen par les pairs et à l’éthique scientifique…

“Est-ce que cette bête folle de l’arsenic — autrefois un extra-terrestre — est un chien?”, demandait David Dobbs. Combien d’entre vous, les journalistes scientifiques, ont écrit une critique ? Combien ont vu qu’il y avait quelque chose de louche dans cette histoire ? Et combien parmi vous ont osé écrire vos doutes ? Comme dans le cas plus haut, beaucoup ont pris pour argent comptant ce qui vient de la NASA et de Science. Il n’est pas question de flagellation ici, mais seulement d’une tentative de rendre les gens conscients qu’il faut garder un esprit critique tout le temps quand ils apportent des informations à des tiers.

L’idée que l’arsenic ait pu remplacer le phosphore comme un élément central des acides nucléiques n’aurait jamais dû être publiée dans une revue scientifique. Cependant, les auteurs ne doivent pas supporter tout le poids de la faute. La nature de la science est de mener des expériences avec des contrôles appropriés et d’obtenir des résultats. Pour être communiqués à d’autres chercheurs, ces résultats devront être rédigés et présentés sous la forme d’un article à une revue scientifique aux fins d’examen par les pairs.

Malheureusement, en raison de la compétition pour les ressources financières limitées, une hiérarchie a été progressivement mise en place, avec quelques journaux considérés comme plus importants que d’autres en raison de l’impact qu’ils ont sur leurs lecteurs. Faute d’une bonne formation scientifique, de nombreux journalistes ont tendance à prendre les facteurs d’impact des revues comme une preuve de qualité scientifique. Ce n’est pas le cas, malheureusement. Et le plus souvent, comme on le voit dans la situation actuelle, des revues de haut niveau ont échoué dans les responsabilités de base requises pour une revue scientifique et ont ensuite participé à une campagne de publicité trompeuse et étrange qui a eu pour résultat de duper le public. Dans un contexte de perte croissante de confiance dans la science et les scientifiques, cela aura des conséquences les plus dommageables. (Antoine Danchin)

« Science and Arsenic Fool’s Gold: A Toxic Broth », Antoine Danchin, Journal of Cosmology, 2010, Vol 13, 3617-3620. http://journalofcosmology.com/Abiogenesis123.html

« A Bacterium That Can Grow by Using Arsenic Instead of Phosphorus », Felisa Wolfe-Simon et al., Science 2010. http://www.sciencemag.org/content/early/2010/12/01/science.1197258.

>> Image : FlickR CC : Gary Hayes et Wikimédia Commons (domaine public)

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En France, Le débat sur les cellules souches embryonnaires reste au point mort http://owni.fr/2010/11/25/en-france-le-debat-les-cellules-souches-embryonnaires-reste-au-point-mort/ http://owni.fr/2010/11/25/en-france-le-debat-les-cellules-souches-embryonnaires-reste-au-point-mort/#comments Thu, 25 Nov 2010 13:53:38 +0000 Audrey Desantis http://owni.fr/?p=33466 Alors que le débat américain sur les cellules souches ressemble à un feuilleton de soap-opéra – dernier épisode en date, un juge fédéral a annulé le décret de Barack Obama sur le financement public de la recherche sur des cellules souches – nous entendons peu parler de la situation en France.

Y-a-t-il une absence de débat scientifique ou s’agit-il simplement d’un manque d’intérêt public et politique pour la question? Éclairage sur un problème d’éthique certainement trop longtemps laissé de côté.

Espoirs étouffés dans l’œuf

Il s’agit tout d’abord de faire face à la pénurie de don d’organes et réparer des tissus malades mais, les promesses longtemps portées par les cellules souches s’estompent peu à peu face aux difficultés de parcours des chercheurs en thérapie cellulaire. Pourtant, on parlait de guérir la maladie de Parkinson, l’insuffisance cardiaque ou bien des maladies génétiques, entre autres.


Le souci, c’est qu’effectuer des recherches sur les cellules souches, et plus précisément sur les cellules souches embryonnaires (cellules ES) – des cellules capables de se transformer en n’importe quel tissu ou organe – c’est toucher au vivant et à l’humain. Et le débat peut être parfois vif et houleux en ce qui concerne l’Homme, quel que soit son stade de développement.

En France, la loi de bioéthique de 1994 interdit d’abord d’effectuer des recherches sur des embryons et a fortiori sur des cellules souches embryonnaires. Dix ans plus tard, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), le Conseil d’Etat et l’Académie Nationale de Médecine réalisent tout le potentiel de ces cellules et préconisent une autorisation sous conditions. Une révision de la loi de 1994 conduit donc à nuancer cette interdiction totale, en permettant pendant cinq ans certaines dérogations d’utilisation des embryons surnuméraires de fécondations in vitro, avec l’accord des géniteurs.

L’Agence de la biomédecine a d’ailleurs été créée à l’époque – le 5 mai 2005 – pour garantir un choix sélectif des projets choisis et des dérogations accordées, ces dernières n’ayant lieu que dans des cas particuliers menant à “permettre des progrès thérapeutiques majeurs” et surtout à ne pas remplacer une “méthode alternative d’efficacité comparable”. En parallèle, le gouvernement français signait à l’époque un décret permettant l’importation de cellules souches embryonnaires, sensé faciliter le travail des chercheurs et assurer une solution transitoire en attendant un débat plus décisif sur la question.

Mais, entre 2004 et 2008, seules 57 autorisations de protocoles de recherche sur les embryons ont été accordées en France et 39 autorisations d’importations. En réalité, la recherche en thérapie cellulaire  se trouve ralentie par le flou éthique et législatif mais aussi par les nombreuses étapes administratives à “subir” avant de pouvoir faire aboutir un projet viable de recherche.

La révision de la loi, un virage manqué

À l’occasion de la révision de la loi de bioéthique en 2009, le milieu de la recherche peut s’attendre à voir la situation évoluer vers une autorisation totale. En effet, une interdiction pure et simple signerait un véritable retour en arrière dans un débat de longue haleine.

À l’époque, Emmanuelle Prada-Bordenave, directrice de l’Agence de biomédecine décrit le système en marche comme étant “néfaste” d’un point de vue juridique. Dans la même veine, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) ainsi que le CCNE abondent dans le sens d’une recherche “autorisée mais encadrée”.

Mais le Conseil d’Etat, tout en reconnaissant les difficultés qu’impose le moratoire aux instituts de recherche, notamment en termes de prédictions de résultats thérapeutiques, rend sa décision en mai 2009 et préconise de conserver les mêmes normes d’autorisation. 2010 marque la mise en place d’une nouvelle réflexion autour d’une révision de la loi de 1994, une nouvelle de voir la situation évoluer. Alors aujourd’hui, où en sommes-nous?

Jean Leonetti, rapporteur de la mission parlementaire sur la bioéthique, avait proposé en début d’année de parler dorénavant d’obligation de “finalité médicale” et non-plus de “finalité thérapeutique”. Par “finalité médicale”, il faut comprendre “ayant pour but une amélioration de la santé de l’homme, et non le savoir pour le savoir”. Une façon détournée d’élargir les champs de recherche.

Plusieurs parlementaires de l’Opecst ont ensuite défendu l’autorisation réelle des projets de recherche sur les cellules ES, dans un cadre très strict, certes, et sous certaines réserves. Dans la foulée, ils ont permis l’ouverture du débat sur les cellules de sang de cordon, porteuses d’espoirs thérapeutiques.
Le projet de loi est aujourd’hui prêt et finalement… peu de changements effectifs. La recherche sur les cellules ES est toujours interdite, sauf dérogations. Seule modification : la limite de période de dérogation initialement  fixée à cinq ans disparait. Un pas de souris.

Le salut viendra peut-être des CPI (Cellules Pluripotentes induites), des cellules souches que deux équipes de recherches japonaise et américaine ont réussi à créer à partir de… cellules de peau humaine ! Si cette nouvelle piste de recherche aboutit, le débat sur l’utilisation d’embryons humains pourra se clore de lui-même. En attendant, c’est statu quo… ou quasiment.

Illustrations FlickR CC : BWJones, stefg74

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Cellules souches embryonnaires reloaded http://owni.fr/2010/11/24/cellules-souches-embryonnaires-reloaded/ http://owni.fr/2010/11/24/cellules-souches-embryonnaires-reloaded/#comments Wed, 24 Nov 2010 15:34:40 +0000 Roud http://owni.fr/?p=33464

Août 2010 : le juge fédéral Royce Lamberth rend une décision terrible pour la recherche sur les cellules souches humaines aux États -Unis. Suite à une plainte de deux chercheurs travaillant sur les cellules souches “adultes” (et soutenus par des associations familiales d’inspiration conservatrice), le juge prend la décision de suspendre tous les travaux sur les cellules souches financés par des fonds fédéraux. Une décision qui met en péril tout ce domaine de recherche aux États-Unis et représente sans aucun doute un point de basculement pour un pays dont la législation a en permanence jonglé entre impératifs moraux et de recherche ces 15 dernières années.

La législation américaine sur le sujet dérive en effet de l’amendement Dickey-Wicker voté en 1996. Cet amendement à forte inspiration conservatrice stipule, pour faire simple, qu’aucun fond fédéral ne peut être utilisé pour financer la recherche impliquant la destruction d’embryons humains. Comme l’extraction de cellules souches embryonnaires ne peut se faire sans destruction d’embryons, cette loi interdisait donc de facto aux scientifiques la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines.

L’astuce de Clinton, l’interdiction de Bush

Pour contourner cet amendement, l’administration Clinton (au pouvoir à l’époque)  met en place une distinction subtile en 1999. L’idée est la suivante : certes on ne peut détruire des embryons sur fonds fédéraux, mais on peut demander à ce que la destruction nécessaire à l’extraction des cellules souches soit faite sur fonds privés, tout en autorisant la recherche sur fonds publics pour les cellules souches ainsi dérivées. Ainsi la recherche sur le sujet peut-elle décoller  !

Bush junior est alors élu fin 2000. Le 9 août 2001, il prononce un discours (disséqué par mes soins dans ce billet) annonçant un encadrement ferme de la recherche sur les cellules souches. W  revient sur la distinction faite par Clinton  : il interdit purement et simplement l’utilisation de fonds publics pour la recherche sur les cellules souches impliquant la destruction de nouveaux embryons.  Bush autorise néanmoins les recherches financées par l’état fédéral pour un type de cellules souches embryonnaires humaines : celles dérivées avant la décision du 9 Août 2001, dans la mesure où l’embryon a de facto déjà été détruit.

Pendant 8 ans, les chercheurs doivent gérer cette situation tant bien que mal. Certains décident de tenir deux labos en parallèle : l’un financé sur des fonds fédéraux, utilisant les lignées dérivées avant le 9 Août 2001 autorisées par Bush, l’autre financé par des fonds privés, autorisé par conséquent à dériver des nouvelles lignées et à faire de recherche dessus.  On le devine, la situation n’était pas simple. Notons toutefois que certains États (comme le Massachussets) décident de contourner la loi Bush en offrant des financements sur leurs fonds propres.

Les incertitudes de l’ère Obama

Fin 2008, Obama est élu. Début mars 2009, Obama signe un “executive order” levant l’interdiction formulée par Georges Bush, et revenant essentiellement à l’ère Clinton. Champagne dans les labos, qui peuvent de nouveau se servir de fonds fédéraux sur la seule base de la science et sans avoir à faire de la traçabilité fine de tout le financement. Cependant,  l’executive order d’Obama ne revenait pas sur l’amendement Dickey-Wicker.

Ce qui permet au juge Lamberth de balayer donc début août de cette année cette fine distinction entre destruction d’embryons (interdite sur les fonds publics) et utilisation de cellules souches issue de cette destruction (autorisée de nouveau par Obama).

If one step or ‘piece of research’ of an E.S.C. research project results in the destruction of an embryo, the entire project is precluded from receiving federal funding,

Si un projet de recherche sur les cellules souches nécessite la destruction d’un embryon, le projet entier ne doit pas recevoir de financement fédéral

Pire : de facto, la décision Lamberth interdit même la recherche sur les cellules souches autorisées par Bush. Le domaine se trouve soudainement complètement bloqué : le NIH (National Institute of Health, principal organisme de financement)  suspend les demandes de financement du domaine, suspend les futurs paiements planifiés, etc. L’inquiétude gagne les labos travaillant sur ce sujet exigeant et coûteux qui risquent de mettre la clé sous la porte. Finalement, le 9 septembre, un appel suspend provisoirement la décision du juge Lamberth, avant que la Cour d’Appel du District de Columbia ne conteste la validité des conclusions du juge Lamberth (sans toutefois les réfuter). La recherche peut continuer pour l’instant, mais en l’absence d’une nouvelle législation, rien n’est sûr pour demain,  nombreux sont les chercheurs du domaine dans les limbes

Billet initialement publié sur Matières premières

Image CC Flickr afagen

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Cellules souches embryonnaires aux USA: ||je t’aime, moi non plus http://owni.fr/2010/11/19/cellules-souches-embryonnaires-aux-eu-je-taime-moi-non-plus/ http://owni.fr/2010/11/19/cellules-souches-embryonnaires-aux-eu-je-taime-moi-non-plus/#comments Fri, 19 Nov 2010 15:45:18 +0000 Roud http://owni.fr/?p=35982

Août 2010 : le juge fédéral Royce Lamberth rend une décision terrible pour la recherche sur les cellules souches humaines aux États -Unis. Suite à une plainte de deux chercheurs travaillant sur les cellules souches “adultes” (et soutenus par des associations familiales d’inspiration conservatrice), le juge prend la décision de suspendre tous les travaux sur les cellules souches financés par des fonds fédéraux. Une décision qui met en péril tout ce domaine de recherche aux États-Unis et représente sans aucun doute un point de basculement pour un pays dont la législation a en permanence jonglé entre impératifs moraux et de recherche ces 15 dernières années.

La législation américaine sur le sujet dérive en effet de l’amendement Dickey-Wicker voté en 1996. Cet amendement à forte inspiration conservatrice stipule, pour faire simple, qu’aucun fond fédéral ne peut être utilisé pour financer la recherche impliquant la destruction d’embryons humains. Comme l’extraction de cellules souches embryonnaires ne peut se faire sans destruction d’embryons, cette loi interdisait donc de facto aux scientifiques la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines.

L’astuce de Clinton, l’interdiction de Bush

Pour contourner cet amendement, l’administration Clinton (au pouvoir à l’époque)  met en place une distinction subtile en 1999. L’idée est la suivante : certes on ne peut détruire des embryons sur fonds fédéraux, mais on peut demander à ce que la destruction nécessaire à l’extraction des cellules souches soit faite sur fonds privés, tout en autorisant la recherche sur fonds publics pour les cellules souches ainsi dérivées. Ainsi la recherche sur le sujet peut-elle décoller  !

Bush junior est alors élu fin 2000. Le 9 août 2001, il prononce un discours (disséqué par mes soins dans ce billet) annonçant un encadrement ferme de la recherche sur les cellules souches. W  revient sur la distinction faite par Clinton  : il interdit purement et simplement l’utilisation de fonds publics pour la recherche sur les cellules souches impliquant la destruction de nouveaux embryons.  Bush autorise néanmoins les recherches financées par l’état fédéral pour un type de cellules souches embryonnaires humaines : celles dérivées avant la décision du 9 Août 2001, dans la mesure où l’embryon a de facto déjà été détruit.

Pendant 8 ans, les chercheurs doivent gérer cette situation tant bien que mal. Certains décident de tenir deux labos en parallèle : l’un financé sur des fonds fédéraux, utilisant les lignées dérivées avant le 9 Août 2001 autorisées par Bush, l’autre financé par des fonds privés, autorisé par conséquent à dériver des nouvelles lignées et à faire de recherche dessus.  On le devine, la situation n’était pas simple. Notons toutefois que certains États (comme le Massachussets) décident de contourner la loi Bush en offrant des financements sur leurs fonds propres.

Les incertitudes de l’ère Obama

Fin 2008, Obama est élu. Début mars 2009, Obama signe un “executive order” levant l’interdiction formulée par Georges Bush, et revenant essentiellement à l’ère Clinton. Champagne dans les labos, qui peuvent de nouveau se servir de fonds fédéraux sur la seule base de la science et sans avoir à faire de la traçabilité fine de tout le financement. Cependant,  l’executive order d’Obama ne revenait pas sur l’amendement Dickey-Wicker.

Ce qui permet au juge Lamberth de balayer donc début août de cette année cette fine distinction entre destruction d’embryons (interdite sur les fonds publics) et utilisation de cellules souches issue de cette destruction (autorisée de nouveau par Obama).

If one step or ‘piece of research’ of an E.S.C. research project results in the destruction of an embryo, the entire project is precluded from receiving federal funding,

Si un projet de recherche sur les cellules souches nécessite la destruction d’un embryon, le projet entier ne doit pas recevoir de financement fédéral

Pire : de facto, la décision Lamberth interdit même la recherche sur les cellules souches autorisées par Bush. Le domaine se trouve soudainement complètement bloqué : le NIH (National Institute of Health, principal organisme de financement)  suspend les demandes de financement du domaine, suspend les futurs paiements planifiés, etc. L’inquiétude gagne les labos travaillant sur ce sujet exigeant et coûteux qui risquent de mettre la clé sous la porte. Finalement, le 9 septembre, un appel suspend provisoirement la décision du juge Lamberth, avant que la Cour d’Appel du District de Columbia ne conteste la validité des conclusions du juge Lamberth (sans toutefois les réfuter). La recherche peut continuer pour l’instant, mais en l’absence d’une nouvelle législation, rien n’est sûr pour demain,  nombreux sont les chercheurs du domaine dans les limbes

Billet initialement publié sur Matières premières

Image CC Flickr afagen

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Cellules souches embryonnaires en France: un débat au point mort http://owni.fr/2010/11/19/cellules-souches-embryonnaires-un-debat-au-point-mort-en-france/ http://owni.fr/2010/11/19/cellules-souches-embryonnaires-un-debat-au-point-mort-en-france/#comments Fri, 19 Nov 2010 12:12:02 +0000 Audrey Desantis http://owni.fr/?p=36098 Alors que le débat américain sur les cellules souches ressemble à un feuilleton de soap-opéra – dernier épisode en date, un juge fédéral a annulé le décret de Barack Obama sur le financement public de la recherche sur des cellules souches – nous entendons peu parler de la situation en France.

Y-a-t-il une absence de débat scientifique ou s’agit-il simplement d’un manque d’intérêt public et politique pour la question? Éclairage sur un problème d’éthique certainement trop longtemps laissé de côté.

Espoirs étouffés dans l’œuf

Il s’agit tout d’abord de faire face à la pénurie de don d’organes et réparer des tissus malades mais, les promesses longtemps portées par les cellules souches s’estompent peu à peu face aux difficultés de parcours des chercheurs en thérapie cellulaire. Pourtant, on parlait de guérir la maladie de Parkinson, l’insuffisance cardiaque ou bien des maladies génétiques, entre autres.


Le souci, c’est qu’effectuer des recherches sur les cellules souches, et plus précisément sur les cellules souches embryonnaires (cellules ES) – des cellules capables de se transformer en n’importe quel tissu ou organe – c’est toucher au vivant et à l’humain. Et le débat peut être parfois vif et houleux en ce qui concerne l’Homme, quel que soit son stade de développement.

En France, la loi de bioéthique de 1994 interdit d’abord d’effectuer des recherches sur des embryons et a fortiori sur des cellules souches embryonnaires. Dix ans plus tard, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), le Conseil d’Etat et l’Académie Nationale de Médecine réalisent tout le potentiel de ces cellules et préconisent une autorisation sous conditions. Une révision de la loi de 1994 conduit donc à nuancer cette interdiction totale, en permettant pendant cinq ans certaines dérogations d’utilisation des embryons surnuméraires de fécondations in vitro, avec l’accord des géniteurs.

L’Agence de la biomédecine a d’ailleurs été créée à l’époque – le 5 mai 2005 – pour garantir un choix sélectif des projets choisis et des dérogations accordées, ces dernières n’ayant lieu que dans des cas particuliers menant à “permettre des progrès thérapeutiques majeurs” et surtout à ne pas remplacer une “méthode alternative d’efficacité comparable”. En parallèle, le gouvernement français signait à l’époque un décret permettant l’importation de cellules souches embryonnaires, sensé faciliter le travail des chercheurs et assurer une solution transitoire en attendant un débat plus décisif sur la question.

Mais, entre 2004 et 2008, seules 57 autorisations de protocoles de recherche sur les embryons ont été accordées en France et 39 autorisations d’importations. En réalité, la recherche en thérapie cellulaire  se trouve ralentie par le flou éthique et législatif mais aussi par les nombreuses étapes administratives à “subir” avant de pouvoir faire aboutir un projet viable de recherche.

La révision de la loi, un virage manqué

À l’occasion de la révision de la loi de bioéthique en 2009, le milieu de la recherche peut s’attendre à voir la situation évoluer vers une autorisation totale. En effet, une interdiction pure et simple signerait un véritable retour en arrière dans un débat de longue haleine.

À l’époque, Emmanuelle Prada-Bordenave, directrice de l’Agence de biomédecine décrit le système en marche comme étant “néfaste” d’un point de vue juridique. Dans la même veine, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) ainsi que le CCNE abondent dans le sens d’une recherche “autorisée mais encadrée”.

Mais le Conseil d’Etat, tout en reconnaissant les difficultés qu’impose le moratoire aux instituts de recherche, notamment en termes de prédictions de résultats thérapeutiques, rend sa décision en mai 2009 et préconise de conserver les mêmes normes d’autorisation. 2010 marque la mise en place d’une nouvelle réflexion autour d’une révision de la loi de 1994, une nouvelle de voir la situation évoluer. Alors aujourd’hui, où en sommes-nous?

Jean Leonetti, rapporteur de la mission parlementaire sur la bioéthique, avait proposé en début d’année de parler dorénavant d’obligation de “finalité médicale” et non-plus de “finalité thérapeutique”. Par “finalité médicale”, il faut comprendre “ayant pour but une amélioration de la santé de l’homme, et non le savoir pour le savoir”. Une façon détournée d’élargir les champs de recherche.

Plusieurs parlementaires de l’Opecst ont ensuite défendu l’autorisation réelle des projets de recherche sur les cellules ES, dans un cadre très strict, certes, et sous certaines réserves. Dans la foulée, ils ont permis l’ouverture du débat sur les cellules de sang de cordon, porteuses d’espoirs thérapeutiques.
Le projet de loi est aujourd’hui prêt et finalement… peu de changements effectifs. La recherche sur les cellules ES est toujours interdite, sauf dérogations. Seule modification : la limite de période de dérogation initialement  fixée à cinq ans disparait. Un pas de souris.

Le salut viendra peut-être des CPI (Cellules Pluripotentes induites), des cellules souches que deux équipes de recherches japonaise et américaine ont réussi à créer à partir de… cellules de peau humaine ! Si cette nouvelle piste de recherche aboutit, le débat sur l’utilisation d’embryons humains pourra se clore de lui-même. En attendant, c’est statu quo… ou quasiment.

Illustrations FlickR CC : BWJones, stefg74

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Le contrôle de l’éthique par les experts http://owni.fr/2010/10/14/le-controle-de-lethique-par-les-experts/ http://owni.fr/2010/10/14/le-controle-de-lethique-par-les-experts/#comments Thu, 14 Oct 2010 10:28:51 +0000 Bastien Lelu http://owni.fr/?p=30 Titre original : L’éthique en pratique, est-ce bien démocratique ?

Clonage humain, bébés-médicament, cellules souches… face aux questions préoccupantes que ne manquent pas de poser certaines possibilités techniques qui se manifestent à l’horizon des possibles, nous assistons à une généralisation des comités d’éthique. Souvent, ceux-ci sont vus comme une bonne chose, indispensable même, alors qu’ils ne constituent pas la seule possibilité pour avancer sur des questions délicates. Plus encore, ils peuvent servir un processus de choix de société concernant les sciences et les techniques.  Tout ce qu’il y a de moins démocratique.

Dans un article récent, la chercheuse en sciences politiques Mariachiara Tallacchini s’est penchée sur les effets concrets des comités d’éthique mis en place au niveau de l’Union européenne. A rebours des analyses usuelles, elle a cherché non pas ce que l’éthique devenait en s’institutionnalisant, mais plutôt comment celle-ci participait à redéfinir le politique. Le résultat est édifiant, comme vous pourrez le constater à la lecture de cette courte introduction aux réflexions de la chercheuse italienne.

Petite histoire d’une éthique institutionnalisée

Depuis une trentaine d’années, L’Union européenne  finance largement  la recherche et l’innovation et, par suite, fait face à un ensemble de questions sociétales liées au développement scientifique et technique. Pour y répondre, suivant l’évolution du modèle américain, elle a peu à peu remplacé un processus d’évaluation technologique relativement ouvert, destiné à informer les décisions du Parlement concernant les innovations technologiques, par les seuls comités d’éthique. Restreignant ainsi l’horizon des questions pertinentes à ce que ces comités jugent bon, il ne s’agit plus de fournir des informations aux représentants directs des citoyens européens (le Parlement), mais au contraire de court-circuiter ces derniers et de nourrir directement la prise de décision par l’exécutif (la Commission européenne et le Conseil des ministres).

Comment est apparue cette éthique institutionnelle ? En 1991, la Commission adresse une communication au Parlement et au Conseil intitulée « promouvoir les conditions de la compétitivité des activités industrielles basées sur la biotechnologie dans la Communauté » . On y trouve les prémisses du premier organe consultatif d’éthique, qui sera mis en place quelques mois plus tard. Le but est clair : pour la Commission, il faut à tout prix éviter une situation de débat public, forcément confus à ses yeux, qui freinerait les investissements des industriels et, par suite, l’innovation. L’éthique est alors présentée comme une solution permettant de cadrer le débat et d’en garder le contrôle.

Au nom du peuple, laissez faire les experts

Le contrôle, c’est bien là le mot. Avec une vision des sciences on ne peut plus positiviste, la Commission a construit un système d’éthique technocratique, au sein duquel les experts ont seuls droit de cité. Il est même question de la « science de l’éthique » … l’éthique est une affaire sérieuse, à discuter entre gens compétents ! Par ailleurs, tout un système rhétorique de légitimation sociale a été mis en place : on parle au nom des citoyens, on agit pour leur bien, en respectant les valeurs universelles qui fonderaient « l’identité européenne » – notion inventée spécialement pour l’occasion.

Et l’auteur de poser ici une série de questions qui font mouche : cette acception de l’éthique comme compétence réservée aux experts, donc à certaines personnes ainsi placées « au-dessus » des autres, est-elle compatible avec l’idée, inscrite dans nos démocraties, de citoyens libres et égaux entre eux ? Sa confiscation par une élite qui n’est pas issue des suffrages, ne contredit-elle pas l’idée d’individus tous doués, par nature, de capacité rationnelle à mener un raisonnement moral ? Et par suite, quelle légitimité est-il possible d’accorder à ce circuit d’expertise ?

L’éthique à la manière de l’Union européenne permet au marché de passer outre les lenteurs du débat parlementaire et de supprimer les barrières potentielles qui se dressent face à l’innovation en marche. Dans un contexte supposé de compétition mondiale, où il s’agirait de ne surtout pas se laisser distancer, l’Union ouvre ainsi un raccourci vers les marchés. En ayant gagné, au passage, un verni de légitimité.

« Vivre à 27 : le fonctionnement de l’Union européenne »

Organisation supranationale au statut ambigu, l’Union européenne représente plus qu’une organisation internationale comme une autre (telle que l’ONU par exemple), sans pour autant être assimilable à un État fédéral européen. Cette confusion résulte d’une histoire tumultueuse déjà vieille d’un demi-siècle, qui a vu s’opposer des visions différentes et parfois contradictoires de la construction européenne.
En l’état actuel, trois institutions majeures régentent son fonctionnement : la Commission, le Parlement et le Conseil des ministres.
- la Commission : organe indépendant des États-membres, elle assume à la fois la prise d’initiative au sein de l’Union et l’exécution des politiques adoptées, tout en veillant au respect et à l’application du droit communautaire par les Etats-membres.
- le Conseil : il réunit les ministres des États-membres ; c’est lui qui adopte la législation communautaire.
- le Parlement : élu au suffrage universel direct depuis 1979, dépositaire d’un simple rôle consultatif  au départ, il a vu ses compétences peu à peu renforcées pour pallier au « déficit démocratique » souvent reproché à l’Union.
Pour en savoir plus : le portail officiel de l’UE Europa ; le site de la Documentation française (livres et ressources en ligne) ; l’article « Union européenne » sur Wikipedia.

Article initialement publié sur Pris(m)e de tête

FlickR CC : Pete Prodoehl, Asha ten Broeke

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Honnêtement, l’objectivité n’existe pas. (Que faire ?) http://owni.fr/2010/10/02/honnetement-l%e2%80%99objectivite-n%e2%80%99existe-pas-que-faire/ http://owni.fr/2010/10/02/honnetement-l%e2%80%99objectivite-n%e2%80%99existe-pas-que-faire/#comments Sat, 02 Oct 2010 12:25:11 +0000 Guillaume Henchoz http://owni.fr/?p=30041

Poursuivons la réflexion suscitée par la lecture de la recherche publiée par Mark Lee Hunter et Luk van Hassenhove (elle est directement disponible ici). Ces derniers s’intéressent à de nouveaux médias capables de financer de longues enquêtes journalistiques, remplaçant ainsi une industrie de la presse déclinante et déficitaire. Toutefois l’organisation, le fonctionnement, et les buts que poursuivent les médias stakeholders ne sont pas sans conséquences sur le statut des reportages et des articles qu’ils publient. Les deux chercheurs s’efforcent donc de penser une nouvelle éthique du journalisme qui puisse correspondre à ce nouveau modèle économique.

Quand les journalistes parlent “éthique”, on est souvent loin des grands débats philosophiques. L’éthique journalistique ne s’élabore pas dans la sphère éthérée de concepts abscons, inabordables ou qu’on ne peut appréhender. Il s’agit d’une éthique appliquée, en ce sens qu’elle qu’elle s’adresse à des professionnels et à des usagers qui peuvent percevoir a priori, en usant du bon sens, les éléments de tensions qui sont constitutifs de l’écriture journalistique et du rôle que remplissent les médias. Parmi les points de discorde, ressort régulièrement la notion d’objectivité. La critique du discours médiatique en a fait son cheval de bataille préféré. ACRIMED, par exemple, répète inlassablement le même mantra : Pas d’objectivité dans les médias. Good point. Faut-il pour autant douter qu’ils sont tous à la botte du grand Kapital ou de l’État (varier le scénario selon le contexte…) ? N’y a-t-il pas moyen de gagner honnêtement sa vie comme journaliste ?

En fait, la presse française (et par extension, la presse francophone) a construit sa déontologie autour d’une éthique de l’objectivité. C’est au cours du dernier quart du XIXe siècle que les journaux s’emploient à différencier ce qui relève des faits et ce qui ressort du domaine de leur interprétation. À la presse d’idées vient s’ajouter la presse d’information. Cette dernière ne va pas remplacer la première mais ces deux tendances vont cohabiter non sans quelques frictions. Ainsi, Émile Zola critiquait déjà cette manière aseptisée de rendre  compte des faits. Il y voyait le “flot déchaîné de l’information à outrance”. Trop d’info tue l’info. Le malheureux doit être en train de se retourner dans sa tombe. Il n’empêche, dès la fin du XIXe siècle, de nouveaux outils ainsi que de nouvelles méthodes commencent à apparaître. Le reportage et l’interview viennent s’intercaler entre l’analyse, l’éditorial et la chronique. La presse d’opinion qui a toujours prévalu dans la métropole française s’est donc pourvue de nouveaux outils d’objectivation qui vont permettre de renforcer le sérieux de son entreprise.

Traditions française et anglo-saxonne

Si les journalistes anglo-saxons peuvent trouver du côté de la sociologie naissante (notamment du côté de l’école de Chicago) les éléments qui vont contribuer à l’élaboration d’une méthode de travail et d’un code déontologique, la presse francophone fixe ses canons dans un contexte différent. En cette fin de XIXe, le journalisme s’inspire de l’Histoire, comme discipline académique. siècle Cette dernière est en passe de gagner ses lettres de noblesse. Le discours historique devient la science empirique qui donne la priorité aux faits. Au cours de cette période marquée par le positivisme, chercheurs et savants pensent pouvoir trouver la vérité dans l’étude impartiale des faits. Mais il n’y a pas qu’au sein des universités qu’on est convaincu par cette perspective. La presse est également persuadée d’effectuer un travail neutre et objectif dans la mesure où elle respecte un certain nombre de codes. C’est encore, me semble-t-il, le message qu’elle renvoie à ses lecteurs : “faites-nous confiance, nos outils et le cadre éthique accompagnant  notre travail nous permet de rendre compte objectivement de la réalité.” Un discours dépassé ?

Points de vue (qui se croient) objectifs.

Certes, le problème  se pose en des termes moins consternants chez nos confrères anglo-saxons qui ont toujours apprécié la notion d’objectivité avec plus de circonspection, sans pour autant s’en débarrasser totalement. Signe des temps, la société des journalistes américains a décidé d’ ôter le mot “objectivité” de son code déontologique. Mais il ne faut pas se leurrer :  l’éthique de l’objectivité a la peau dure. La défense d’un pré carré objectif soutenu par les médias contre vents et marées s’explique  par le contexte socio-économique difficile que traverse l’ensemble de la presse. La crise que traverse la presse ( mutation technologique, effondrement des modèles économiques, etc.)  ressert la corporation autour de quelques acquis qu’il s’agit de défendre (grosso modo, on a besoin de nous pour trier et enquêter). En ce sens, l’objectivité est un drapeau que les journalistes agitent sous le nez des blogueurs, des experts et des citoyens qui s’impliquent dans la petite cuisine de l’information. Grossière erreur. Irruption d’une autre crise, éthique cette fois. Car, la perte de références objectives est avant tout perçue comme une forme de déficit éthique. Pour dire, même Michael Moore se désole du fait que l’on enseigne plus l’objectivité aux journalistes en formation : “Dans les écoles américaines de journalisme, on n’enseigne plus l’objectivité mais l’apparence d’objectivité.” Les plus subjectifs des reporters du sérail médiatique peinent eux aussi à se détacher du concept.

“L’honnêteté” et surtout “la transparence”

C’est pourtant ce que propose Mark Lee Hunter. Bazarder l’objectivité. Lui préférer  “l’honnêteté” et surtout « la transparence ». La transparence est  LA vertu cardinale du journaliste du XXIe siècle selon ce journaliste passé à la recherche. Transparence sur l’endroit depuis lequel on s’exprime. Transparence sur les techniques d’investigation que l’on utilise. Transparence sur le sujet que l’on traite et sur la manière dont il nous affecte. Cette perspective commence à faire un peu son chemin au sein des rédactions francophones.

Ce qui paraît intéressant c’est que les nouvelles technologies  permettent précisément (mais pas automatiquement) cette plus grande transparence autour des modes et des conditions de production de l’information. Le site Mediapart publie régulièrement avec ses articles importants une « boîte noire » permettant à l’auteur de contextualiser l’investigation qu’il a menée. Les articles sont également munis d’un onglet « Prolonger » qui renvoie à des documents et à d’autres articles permettant de compléter ou de pousser plus loin la curiosité du lecteur. Sur les sites et les blogs, les hyperliens ont un peu la même fonction même s’ils ont parfois tendance à nous éloigner du sujet.

Dans un autre registre, il me semble  que le retour un peu mieux assumé du récit à la première personne participe de ce mouvement. Assumer son point de vue ne signifie pas nécessairement étaler son ego atrophié dans les pages des quotidiens (il y a la littérature pour cela). La revue XXI l’a bien compris, qui publie de nombreux et longs reportages dans lesquels le narrateur est directement impliqué dans l’histoire qu’il nous conte. Ce type de récit journalistique n’a en fait rien de nouveau. Il renoue avec une tradition du reportage portée par des Kessel ou des Albert Londres. Il marque assez bien le retour à un point de vue, à une focale plus assumée sur les sujets traités.

Il ne faut toutefois pas croire que ce processus est le seul fait de quelques médias de niches. La presse quotidienne sait se montrer également innovante. Les lecteurs du Temps ont ainsi pu suivre l’immersion d’un journaliste de la rédaction au coeur d’un collège lors de la rentrée scolaire. Le rendu de ce reportage effectué au plus près des gens forme une série hébergé par le site du journal. Sur son blog, le journaliste confie avoir été enthousiasmé par ce projet qui a demandé “du doigté, de la transparence et du respect mutuel“. Il se demande aussi si ce n’est pas dans ce type de travail que se trouve le salut économique de la branche…

L’éthique de la transparence à la place de l’éthique de l’objectivité, donc. Ce nouveau modèle déontologique s’affranchit facilement des critiques adressées auparavant à l’objectivité. il n’est plus question de s’attaquer aux journalistes pour leur reprocher une prétention à vouloir englober une connaissance pleine et entière de la réalité. En quittant la prétention à l’objectivité, les journalistes redeviennent des êtres humains, dotés de convictions, qui appréhendent la réalité avec leur subjectivité. Reste encore à renouer la confiance avec les lecteurs. Établir un nouveau pacte. Quelque chose comme : “Faites-nous confiance, voici nos outils, voici le cadre éthique accompagnant  notre travail, nous allons essayer de vous rendre compte honnêtement de la réalité.”

Au travail !

Billet initialement sur Chacaille ; premier volet de sa série “Les nouveaux nouveaux chiens de garde”

Images CC Flickr hynkle et workflo

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